Obama, the Chameleon

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L’historien Howard Zinn prie la gauche américaine de talonner le nouveau président.

«Radicalement sceptique» à l’égard des gouvernements, voilà qui résume bien le regard que jette l’historien Howard Zinn sur les États-Unis depuis plus de 50 ans. Sa conception de l’histoire n’est pas, loin de là, celle des États, des classes politiques ou des diplomaties. Elle est celle, au contraire, de la Constitution du point de vue des esclaves noirs, de l’industrialisation de celui d’une jeune travailleuse d’ateliers textiles, de la Première Guerre mondiale vue par les socialistes et de la Seconde par les pacifistes…

Aussi — qui s’en étonnera? — est-il radicalement sceptique à l’égard du président élu, Barack Obama, ce «produit de l’imagination collective» dans lequel, dit-il, «tout le monde a vu ce qu’il voulait y voir». Ce qui l’inquiète, mais ce qui ne l’a pas non plus empêché de voter pour lui. Ou enfin presque: Obama ne risquait pas de perdre au Massachusetts, où habite M. Zinn. «En fait, j’ai voté pour Ralph Nader, mais j’aurais voté pour Obama si j’avais été en Virginie ou dans l’Ohio.» L’homme a eu le bonheur de pouvoir faire une croix sur les années Bush et la droite républicaine sans avoir à trahir ses principes dans l’isoloir.

Compagnon d’armes de Noam Chomsky, de gauche au-delà de tout entendement pour un politicien comme John McCain, antimilitariste dans l’âme, militant de la première heure, à l’époque où il enseignait à Atlanta, du mouvement pour les droits civiques, auteur du premier livre à réclamer le retrait immédiat et inconditionnel des troupes américaines du Vietnam (Vietnam: The Logic of Withdrawal, publié en 1967), Howard Zinn demeure, à 86 ans, une star de la gauche critique américaine, celle qui dénonce l’exiguïté du système politique bicéphale démocrate-républicain et qui revendique pour les États-Unis, ô blasphème, un système de santé public à la canadienne. Ce spécialiste de l’influence des mouvements sociaux prononce ce soir une conférence à l’UQAM à l’invitation de Lux éditeur, la maison québécoise qui, en 2002, a traduit en français son fascinant A People’s History of the United States.

L’extraordinaire capacité de mobilisation dont a fait preuve Barack Obama a donné à sa campagne électorale des allures de mouvement populaire. Ce mouvement, par ailleurs bigarré, survivra-t-il à l’élection présidentielle? «Possible, mais improbable.» Il le faudrait pourtant, dit Zinn, joint à Boston, si la gauche américaine ne veut pas être trop déçue par son nouveau président. «Les gens se sont bercés d’illusions. Je leur reproche d’avoir à ce point voulu effacer les années Bush qu’ils se sont créé un Obama imaginaire. Je parle à mes amis, à mes enfants et je constate qu’ils ont imaginé un Obama beaucoup plus progressiste qu’il ne l’est en réalité. Ils le voulaient ainsi. La question est maintenant de savoir si, constatant qu’il est en fait très très centriste, ils vont se mobiliser pour le tirer vers la gauche ou faire comme d’habitude et replonger dans le cynisme qui caractérise l’électorat américain depuis des décennies.»

M. Zinn n’en est pas à un blasphème près contre l’ordre politique établi aux États-Unis. S’il était président, il taxerait bien davantage les riches et leur richesse accumulée que ne le promet de M. Obama et utiliserait cet argent pour financer massivement des programmes d’accès à l’emploi et briser la dictature des compagnies d’assurances en santé.

À l’échelle internationale, ce vétéran de la Seconde Guerre mondiale ferait la révolution en démilitarisant radicalement la politique étrangère américaine pour lui substituer une fonction résolument médiatrice. Retirerait sur-le-champ les troupes américaines d’Irak et d’Afghanistan: «On n’empêche pas la violence, on la provoque et on l’entretient, comme avant au Vietnam où le désengagement américain n’avait pas entraîné, d’ailleurs, le bain de sang qu’on avait prophétisé.» Fermerait les bases militaires américaines dans le monde: «C’est fondamental, il faut cesser d’être une puissance agressive, expansionniste.» Réduirait les budgets militaires à leur plus simple expression en favorisant la création d’emplois plus «constructifs»: «On a élu Obama, il a là un potentiel. Il pourrait être leader et éducateur. Il saurait facilement expliquer aux gens en quoi le fait d’être une puissance militaire ne nous protège pas, mais nous met plutôt en danger en alimentant le terrorisme.»

Un idéaliste, Howard Zinn, mais un idéaliste qui ne se fait pas trop d’illusions. D’abord, dit-il, Obama a joué sur les deux tableaux: «En campagne, il a déclaré qu’il fallait non seulement sortir nos troupes d’Irak, mais aussi en finir avec l’état d’esprit, le cadre d’analyse qui ont modelé la politique étrangère américaine. Le problème, c’est que, proposant ensuite d’augmenter les troupes en Afghanistan, il montre qu’il n’a pas renoncé à une façon de penser qui passe par le recours obligé par la force.»

Ensuite, il s’est entouré de conseillers qui appartiennent en très grande partie à la vieille garde conservatrice — et clintonienne — du Parti démocrate, une vieille garde, estime-t-il, qui sous-estime à dessein l’esprit d’ouverture de l’opinion publique américaine. «Les démocrates comme les républicains n’écoutent pas les gens.» Les démocrates voudraient-ils faire des changements politiques profonds qu’ils le pourraient, en dépit des contraintes qu’impose l’actuel crise économique: «Le problème n’est pas tant le poids de l’héritage de Bush que la volonté des démocrates de rompre avec lui, estime M. Zinn. À ce jour, Obama n’a pas montré cette inclination de rupture.»

Enfin, la combinaison d’une crise économique et de deux guerres impopulaires n’ont pas encore, sauf pour avoir porté Barack Obama au pouvoir, provoqué un coup de gueule collectif de la part des Américains. Rien à voir, souligne en fait M. Zinn, avec la grande dépression des années 1930, alors que la situation était socialement beaucoup plus effrayante: le tiers de la population active au chômage, mouvements de protestation, grèves générales partout aux États-Unis… Reste que la leçon, dit l’historien, est intéressante, vu les circonstances actuelles: c’est sous la pression populaire que le président Franklin D. Roosevelt, arrivé au pouvoir en 1932 sans projets précis, a penché vers la gauche, mis en place le New Deal et laissé en héritage aux Américains le système de sécurité sociale.

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