"Too Many Rules against Democracy, Not Enough against Wall Street"

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« Trop de règles contre la démocratie, pas assez contre Wall Street »

Vous êtes allé soutenir les « indignés » de Wall Street la semaine passée…

Oui. Et je vais vous raconter une anecdote à cet égard. Quand je suis allé rendre visite au mouvement « Occupy Wall Street », j’ai voulu prendre la parole. Or, les policiers m’ont interdit d’utiliser un mégaphone ! Alors que c’était un dimanche et que personne n’habite là ! Il y a trop de régulation contre la démocratie, mais pas assez contre Wall Street.

Vous estimez donc que les mesures prises depuis 2008 pour domestiquer la finance ont été insuffisantes ?

Aux Etats-Unis, nous avons voté une loi, la loi Dodd-Frank, pour mieux réguler la finance. Mais on n’a toujours pas de transparence sur un pan énorme de la finance, les dérivés de crédit, notamment ceux qui sont échangés de gré à gré. On ne sait toujours pas ce que recouvre exactement ce marché. Cette absence de transparence a fait beaucoup pour accroître la volatilité des marchés car on ne connaît toujours pas l’exposition réelle des banques dans ce domaine. Ce qu’elles se doivent les unes aux autres. Je constate en outre que les deux plus grandes banques américaines ont encore grossi depuis 2008.

Considérez-vous que l’on n’est pas assez exigeant avec les banques ?

Il faut faire la différence à mon sens entre l’Europe et les Etats-Unis. Chez nous, puisque nous leur avons versé beaucoup d’argent, on aurait dû imposer des contreparties aux banques. On aurait dû supprimer les bonus, les obliger à prêter davantage aux particuliers et aux entreprises, leur interdire certaines activités et moraliser les pratiques en crédit immobilier. Comme on n’a rien fait de tout cela, les pratiques antérieures ont continué. Cela a généré une colère dont le mouvement « Occupy Wall Street » est l’expression la plus visible. En acceptant les « robots-signeurs » pour les saisies immobilières par exemple, on a couvert des actes illégaux. Il faut bien comprendre que la contribution nette de Wall Street à la société américaine est négative. Cela a créé un très fort sentiment d’injustice.

Jugez-vous que le président Obama n’a pas été assez dur avec le secteur financier ?

C’est l’un de ses échecs majeurs en effet. Pour résoudre la crise, le président Obama a nommé des gens qui ont été responsables de la dérégulation de la finance et qui, à ce titre, ont joué un rôle actif dans la création de la crise. Il était donc normal qu’ils minorent l’ampleur du problème. Ils n’ont pas compris que l’économie était malade bien avant 2007. Et l’éclatement de la bulle financière n’a fait que révéler au grand jour la maladie de l’économie américaine.

Comment guérir l’économie américaine aujourd’hui ?

D’abord, je crois que ne pas avoir fait ce qu’il fallait pendant trop longtemps a empiré les choses. Pour sortir de la crise actuelle, il faut stimuler l’économie par des investissements de long terme. De cette manière, on réglera la faiblesse de la conjoncture à court terme tout en préparant l’avenir. Et puis, il faut imposer aux banques de mieux remplir leur mission de base, c’est-à-dire soutenir l’activité économique. L’activité de prêt aux Etats-Unis n’est toujours pas revenue à son niveau d’avant-crise. On a laissé les banques prendre trop de risques et abuser de l’effet de levier. Il faut les ramener à la raison. Cela peut passer par une séparation des activités de marché et de gestion des dépôts. Je pense qu’il est temps de construire une muraille étanche entre ces deux métiers, comme c’était le cas aux Etats-Unis après le Glass-Steagall Act et comme le propose le rapport Vickers en Grande-Bretagne aujourd’hui.

Faut-il recapitaliser les banques européennes ?

Je ne crois pas que le problème principal soit la recapitalisation des banques. On l’a bien vu après la faillite de Lehman Brothers. Le tout n’est pas de savoir quelle banque a un problème de solvabilité mais quelle banque a un problème de liquidité… La preuve, c’est que Dexia et les banques irlandaises ont passé les « stress tests » menés en Europe. Le vrai problème à mon sens, je le disais précédemment, c’est celui du manque de transparence des comptes des banques. On n’en sait pas assez sur leur exposition aux instruments financiers dangereux comme les CDS.

L’Europe peut-elle s’extraire de la crise des dettes souveraines ?

L’Europe a les ressources pour régler le cas grec, qui représente une toute petite fraction de son PIB. La plupart des leaders politiques y sont résolus, mais les procédures sont compliquées. Le Fonds de stabilité européen (FESF) va sans doute devenir une institution clef, mais sa mise en oeuvre est loin d’être finalisée… Mais ma plus grande inquiétude, c’est que les politiques d’austérité ne fassent qu’empirer les choses. Cela risque d’entretenir le chômage, de brider la demande et d’ancrer tous les problèmes actuels. Je suis assez pessimiste en fait. Cela fait quatre ans maintenant que l’on est dans la crise : c’est très long. Il y a un risque que les entreprises aient utilisé la plupart de leurs ressources, que les ménages perdent espoir. Il faut tout mettre en oeuvre pour changer la dynamique actuelle et pour relancer la croissance. L’Europe dispose d’outils comme la Banque européenne d’investissement qu’il faut utiliser et faire travailler ensemble. Il est urgent de mettre en place une union de transfert. Sans solidarité, l’Europe ne survivra pas. Les dirigeants politiques en sont convaincus, mais certains peuples ne le sont pas.

Jean-Claude Trichet va bientôt quitter la BCE. Quel bilan faites-vous de son action ?

Il y a une phrase célèbre de Chou En-lai, qui répondait, lorsqu’on lui demandait si la Révolution française était une réussite, « il est trop tôt pour le dire »… Il y a assurément des problèmes critiques qui n’ont pas été réglés par la BCE. En se contentant de surveiller l’inflation, elle n’a pas vu les bulles se gonfler et n’a pas promu la croissance. Trichet aurait dû le reconnaître et changer les choses. Il a fait une erreur en relevant les taux d’intérêt en juillet 2008. C’est le problème de beaucoup de banquiers centraux, qui gardent une posture idéologique. Il répondra sans doute qu’il est resté indépendant, qu’il a assuré la stabilité financière et qu’il était le dernier homme debout dans la tempête.

N’était-ce pas le rôle qui lui était assigné ?

Un banquier central ne peut être responsable seulement devant les marchés financiers. Il doit aussi être responsable devant les démocraties. Paul Volcker, l’ancien président de la Fed, l’avait reconnu en son temps en disant qu’il devait aussi être « politique ». Par ailleurs, quand Jean-Claude Trichet dit qu’il faut rendre le marché du travail européen plus flexible, cela me semble une erreur complète de diagnostic. Le marché du travail américain est plus flexible que le marché allemand. Est-ce qu’il est plus efficace pour autant ? Non, évidemment.

En France, il y a eu ces derniers mois un débat sur la démondialisation, un sujet que vous avez abordé dans plusieurs ouvrages…

Oui. Beaucoup de gens ont le sentiment que les difficultés économiques viennent de la mondialisation. C’est compréhensible. Mais la mondialisation n’est pas une mauvaise chose en soi. Ils ne voient pas les opportunités qu’elle crée et les bénéfices que cela apporte. Les niveaux de vie se sont globalement élevés vers de meilleurs standards. La plupart des Américains sont plus riches aujourd’hui qu’il y a trente ans. Le vrai problème, c’est que la mondialisation n’a fait qu’accentuer les inégalités au sein des économies développées. Elle est devenue le symbole des excès du capitalisme moderne. Il faut assurer une meilleure redistribution des fruits de cette mondialisation, y compris entre pays développés et pays émergents. La hausse des prix de l’énergie et des matières premières, par exemple, a transféré du pouvoir d’achat des Etats-Unis et de l’Europe vers les pays exportateurs de pétrole. Et certains pays émergents ont accumulé des réserves.

Vous étiez de passage à Paris la semaine passée pour une conférence sur les fonds souverains. Comment appréhender la montée en puissance de ces acteurs ?

L’émergence des fonds souverains change tout. Depuis plus de trois ans, notre attention est détournée par le « Titanic » financier. Toutes nos ressources sont monopolisées pour traiter des sujets de court terme liés à la crise financière, pendant ce temps les problèmes de long terme, c’est-à-dire le changement climatique, la sécurité alimentaire ou le développement, restent en jachère, alors même qu’ils se posent dès aujourd’hui. L’émergence des fonds souverains, ce n’est pas seulement l’arrivée de nouveaux acteurs aux poches très profondes. C’est un changement dans le capitalisme. Ils disposent de moyens très importants, se préoccupent du long terme et ont une responsabilité sociale car ils sont contrôlés par des peuples. Ma motivation est donc de mieux faire comprendre et de faciliter le développement des fonds souverains. Il faut voir qu’au XIX e siècle, le modèle du capitalisme était un individu qui détient sa firme. Au XX e siècle, les choses ont changé, on a séparé la détention du capital et le management, et les investisseurs ont commencé à investir pour le compte des épargnants. Nous réfléchissons maintenant à ce que pourrait être le capitalisme au XXI e siècle.

Quel modèle cela pourrait-il être ?

Les fonds souverains sont détenus par des peuples. Il faut que les investisseurs de l’avenir s’intéressent aux vrais problèmes de long terme. Il faut bien voir que le marché financier, en particulier aux Etats-Unis, n’a pas alloué efficacement le capital disponible pendant des années. Il n’y a pas un problème d’emploi des capitaux. Il y a dans le monde entier des besoins d’investissement pour plein de choses pour les infrastructures, pour le changement climatique… Mais l’échec vient du fait que les marchés financiers ont orienté l’épargne vers des projets inutiles. On peut faire mieux que ça. Et les fonds souverains, qui sont comptables devant les peuples, responsables socialement, peuvent faire mieux que ça. Ces peuples veulent que leur argent aille dans des domaines utiles et de long terme.

Mais les fonds souverains eux-mêmes peuvent représenter des Etats qui ne sont pas démocratiques…

C’est vrai. Mais il faut définir quel est le problème, ce que nous redoutons, et définir les règles de ce qui est acceptable. Il faut se concentrer sur ce que nous voulons et de quoi nous avons besoin. Il faut définir des règles en matière de comportement prédateur ou concurrentiel par exemple. Il faut quand même se souvenir que les « hedge funds » ont récemment attaqué des pays…

Propos recueillis par guillaume maujean et françois vidal,

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