White Night, Black Lives

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Nuit blanche, vies noires

La dernière cérémonie des oscars a vu se multiplier les déclarations pro-diversité et soulignait la créativité des trajectoires des acteurs… blancs.

Bon j’avoue, j’ai regardé malgré tout la cérémonie des oscars aux nommés 100 % Blancs, comptant sur le génie hollywoodien de la «seconde chance» – et franchement (malgré l’horaire 2 heures-6 heures du matin) je ne regrette pas : Chris Rock déchaîné, dans son topo d’introduction, sur les «White People’s Choice Awards», mais aussi sur le vrai problème, au-delà ou en amont des nominations et récompenses, petit nombre de grands rôles et de films pertinents pour les acteurs blacks. D’une inégalité d’«opportunités». Après son triomphe de Ray, combien de personnages intéressants pour le talentueux Jamie Foxx ? Mais ce n’était pas fini ; alors qu’on pouvait craindre que l’affaire soit réglée en intro, puis glissée sous le tapis, la soirée a vu se multiplier déclarations pro-diversité (y compris de la part de la présidente de l’Académie) et numéros parodiques parfois féroces – Whoopi Goldberg passant le balai serpillière à l’arrière-plan de Jennifer Lawrence dans Joy, les huiles de la Nasa hésitant à faire payer le contribuable pour ramener de Mars un astronaute black, Chris Rock interviewant des habitants de Compton dans la banlieue de Los Angeles sur leurs films préférés qui n’avaient rien à voir avec les films sélectionnés.

Et quel plaisir de voir Mad Max (George Miller), le plus grand film de 2015, rafler tout plein de prix, notamment celui du costume décerné à une baba-cool en perfecto, qui a traumatisé le public ; et j’ajoute : ne même pas nommer en meilleure actrice Charlize Theron en manchote Furiosa, c’était une honte aussi, même si ce n’est pas une affaire de race.

Ce qui est touchant dans le défilé glamour sur la scène des oscars, c’est de contempler la trajectoire de ces stars, comme Mark Ruffalo, excellent dans Spotlight mais aussi dans 30 ans, sinon rien, Jennifer Garner de la série Alias de J.J. Abrams à Dallas Buyers Club, ou Christian Bale, de Batman à Malick et The Big Short. Pour tous ces acteurs, de Jennifer Lawrence déjà gratifiée de rôles d’une variété incroyable, à Tom Hanks, magnifique une fois de plus dans le Pont des espions – la somme de leurs personnages, premiers ou seconds rôles, crée une entité spécifique : outre leur voix, leur façon d’être, leur expressivité, c’est cette «persona» constituée de l’ensemble de ces incarnations passés et à venir. Stanley Cavell remarque qu’«au cinéma, l’acteur est le sujet de la caméra, soulignant que cet acteur pourrait devenir d’autres personnages (mettant en lumière la potentialité de l’existence humaine, les voyages du soi), à la différence du théâtre qui porte l’accent sur la possibilité qu’un personnage accepte (acceptera) d’autres acteurs». C’est cette entité qu’on dira morale qui nous attache aux acteurs – qui constitue leur œuvre, au moins aussi importante que celle des metteurs en scène et auteurs, à la différence que les femmes ont pu depuis toujours y exceller. Les grands acteurs blacks n’ont pas souvent cette possibilité, à l’exception sans doute de Laurence Fishburne et bien sûr Morgan Freeman, élu, symboliquement, pour conclure la cérémonie de dimanche.

Bien sûr, on est bien contents pour l’oscar à Leonardo DiCaprio pour sa 5e nomination, mais, heureusement c’est pour cette trajectoire, cette entité Leo, union mystérieuse d’aisance et d’opacité, de Romeo + Juliette et Titanic, à Gangs of New York, les Infiltrés, Gatsby… – et pas pour sa dernière performance (c’est le mot) dans le nature porn d’Iñárritu . Cette créativité de la circulation des stars et de leur capacité à «porter» des personnages différents, visible en de telles occasions, inclut les séries. Elles explorent assez systématiquement cette qualité de l’acteur de figurer à l’écran ses rôles passés et à venir : Dexter ne serait pas le même sans Six Feet Under, ni How I Met Your Mother sans Buffy, ni The Affair sans The Wire. American Crime, une série particulièrement remarquable de John Ridley (et c’est ABC, même pas du câble, comme quoi, on peut concilier le populaire et l’élitisme) utilise ce pouvoir de façon radicale : c’est une série d’anthologie, comme True Detective, c’est-à-dire avec une nouvelle histoire, un nouveau cadre, de nouveaux personnages à chaque saison ; mais American Crime, suivant un principe similaire à celui de la série pour ados, American Horror Story, reprend les mêmes acteurs et les place dans une nouvelle situation et dans des personnages nouveaux. Felicity Huffman, Regina King, Timothy Hutton, Richard Cabral… se retrouvent dans la saison 2 dans des positions socialement tout à fait distinctes de celles qu’ils occupaient dans la saison 1. Ce dispositif, en créant de la réflexivité dans chaque personnage, permet d’explorer les rapports de classe et de race dans toute leur dureté, et de solliciter le spectateur, lui rendant directement sensible la pluralité des points de vue, comme l’intolérable arbitraire de la ségrégation raciale. Ce qui sous-tend les polémiques sur Hollywood : «Black Lives Matter» rappelait ironiquement Chris Rock à la toute fin des oscars.

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