Rewriting History

<--

Depuis que la gouverneure de l’Alabama a ratifié une loi interdisant presque tous les avortements sur le territoire de cet État, avec l’assentiment de la législature, tout ce que l’Amérique du Nord compte de forces féministes se braque. Cet assaut au droit des femmes à disposer de leur corps est géographiquement circonscrit, mais on voit bien ce qu’il annonce, même au-delà des frontières de l’Alabama.

Le sombre scénario qui se déploie aux États-Unis avait été prédit par plusieurs, dès la nomination du juge Brett Kavanaugh à la Cour suprême. Puisqu’une majorité de juges antiavortement siège désormais au plus haut tribunal du pays, l’avenir de la décision Roe c. Wade, qui a décriminalisé l’avortement en 1973, est compromis. Plusieurs États tentent d’adopter des lois incompatibles avec Roe c. Wade, afin de provoquer une contestation judiciaire qui pourrait mener à l’invalidation de cet arrêt décisif pour les droits reproductifs des femmes.

Le chroniqueur judiciaire du New York Times, Adam Liptak, souligne toutefois que la plus grande menace pour le droit à l’avortement aux États-Unis ne réside peut-être pas tant dans les lois radicales comme celles de l’Alabama que dans les restrictions et les contestations judiciaires plus subtiles, qui grugent petit à petit l’accès à l’avortement sans pour autant chercher à réécrire la jurisprudence constitutionnelle.

Or, même à ce chapitre, une décision récente de la Cour suprême américaine taille une brèche qui pourrait permettre un renversement des principes affirmés dans Roe c. Wade puis dans Planned Parenthood c. Casey (qui, en 1992, est venu solidifier le droit à l’avortement aux États-Unis). Cette décision (Franchise Tax Board of California c. Hyatt) est passée inaperçue hors des cercles d’initiés. Les questions soulevées sont arides et sans grand intérêt pour le commun des mortels. Mais, entre autres débats, on y revisite les conditions sous lesquelles la Cour peut infirmer ses propres précédents. Une majorité de cinq juges contre quatre y affirme que le tribunal peut casser une de ses décisions passées si l’on estime que le raisonnement était erroné ou s’il ne correspond plus à l’évolution des choses, diluant ainsi l’autorité attribuée aux précédents. Dans une dissidence forte, le juge Stephen G. Breyer trace un lien explicite entre cette décision et la menace qui plane sur le droit à l’avortement. Les pions sont en place pour réécrire l’histoire.

Ce revirement de situation révèle la fragilité de l’édifice normatif qui sous-tend le droit à l’avortement. Aux États-Unis, ce droit est essentiellement déduit d’un bricolage de plusieurs amendements de la Constitution. Au Canada, même si le contexte social est différent et que la question de l’avortement est moins polarisante, nulle part dans la loi ce droit n’est affirmé positivement. Il découle, ici aussi, de garanties constitutionnelles générales, ce qui est certes appréciable, mais ne l’immunise pas complètement contre l’humeur politique et judiciaire.

Je dramatise ? Sans doute. Nous sommes loin de voir se produire chez nous un scénario semblable à celui de l’Alabama. Mais en retournant lire l’arrêt Morgentaler qui, en 1991, a décriminalisé l’avortement au Canada, quelque chose me frappe. La reconnaissance du droit à l’avortement ne repose pas d’abord sur le droit inaliénable des femmes à l’autonomie. La Cour établit plutôt que forcer une femme à mener un foetus à terme sous la menace d’une sanction criminelle est une atteinte inconstitutionnelle à la sécurité de sa personne.

La seule voix, dans l’arrêt Morgentaler, qui déduit le droit à l’avortement d’un principe de liberté est celle de la juge Bertha Wilson — seule femme siégeant alors à la Cour suprême, comme par hasard. Elle y souligne qu’en voulant protéger les foetus, l’État nie la liberté de conscience à certaines femmes, « en les traitant comme un moyen pour une fin, en les privant de l’essence de leur humanité ». Il n’y a pas de détour : pour une femme, la question de l’avortement est un enjeu immédiat, sans médiation procédurale. Cela se passe dans son corps et, pour cette seule raison, cela doit être laissé à sa discrétion. La juge Wilson dit quelque chose que ses collègues semblaient incapables d’articuler : la liberté d’une femme constitue un motif suffisant pour lui reconnaître le droit d’interrompre une grossesse.

Encore à ce jour, l’expression de cette conscience reproductive des femmes demeure muette au sein de nos institutions, ce qui rend nos droits plus fragiles qu’il n’y paraît. Si les luttes passées ont permis d’acquérir des outils qui protègent notre autonomie, cela ne veut pas dire que les institutions du pouvoir — la loi, l’État — se sont laissé façonner par les femmes, leurs préoccupations et leur expérience du monde. En ce sens, ce qui s’observe présentement aux États-Unis doit nous inciter, ici aussi, à défendre ce que nous tenons pour acquis.

About this publication