America: Gun Sick

 

 

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Lycée de Columbine, avril 1999, 15 morts. Campus de Virginia Tech, avril 2007, 30 morts. Ecole élémentaire de Sandy Hook, décembre 2012, 28 morts. Lycée de Parkland, février 2018, 17 morts. La liste est longue, bien trop longue : depuis 1966, les Etats-Unis ont connu près de 250 fusillades de masse (« mass shootings »), si l’on s’en tient à la définition du FBI : quatre morts au moins, sans compter l’assassin, dans un lieu public et non un cadre familial. Ces massacres, souvent perpétrés avec des fusils semi-automatiques, sont devenus « une réalité qu’on pourrait presque qualifier de quotidienne », écrit André Kaspi dans son dernier essai.

Cette réalité, l’historien, auteur de nombreux ouvrages de référence sur les Américains, l’analyse avec brio dans ses multiples aspects. Celui des faits divers les plus spectaculaires, d’abord, qui stupéfient le monde entier et divisent, après chaque tragédie, la nation américaine sur la question du contrôle des armes. Mais aussi les morts ordinaires, quotidiennes et moins médiatisées : « En moyenne, chaque jour aux Etats-Unis, sept enfants sont tués par balle. La violence armée est la première cause de mortalité parmi les enfants noirs âgés de moins de 19 ans, et la deuxième parmi l’ensemble des enfants de cette catégorie d’âge », indique le journaliste Gary Younge, auteur de « Une journée dans la mort de l’Amérique », cité par André Kaspi.

Une arme à feu par habitant

Comment expliquer tous ces morts ? Par le nombre d’armes à feu en circulation, pour commencer : entre 265 et 350 millions selon les estimations, soit l’équivalent d’une par habitant (327 millions en 2018). Ce qui ferait des Etats-Unis « le premier pays au monde pour la détention d’armes à feu par des civils, devant le Yémen ». Tous les Américains ne sont pas armés pour autant : « Les détenteurs d’armes correspondraient à 22 % ou 25 % de la population. Et 130 millions d’armes seraient entre les mains de 3 % de la population, soit 7,7 millions d’Américains qui en posséderaient, pour chacun d’entre eux, de 8 à 140 », écrit André Kaspi.

Le livre décrit le monde de ces « super owners », qui se retrouvent dans les quelque 3.000 à 5.000 foires aux armes organisées chaque année sur le territoire américain. « Le spectacle vaut le déplacement. […] On y vient seul ou en famille. On se promène, on regarde, on soupèse les armes. On s’extasie devant la technologie. On oublie, un peu ou pas du tout, que ces armes peuvent tuer. » Elles y sont d’ailleurs en vente quasi libre, car les transactions entre particuliers y sont très largement tolérées.

Mais même dans les magasins ou chez les vendeurs officiels, les contrôles sont minimes dans de nombreux Etats (Texas, Arizona, Floride…), et facilement contournables. Pour le plus grand bénéfice de l’économie américaine, car l’industrie des armes à feu reste largement made in USA, avec des fleurons comme Colt, Smith & Wesson ou Ruger. « On pourrait citer 65 firmes qui sont spécialisées dans les fusils, dans les armes de poing ou dans les deux domaines, indique André Kaspi. C’est un domaine d’activité dynamique, prospère et pourvoyeur d’emplois. »

D’autant que les demandes de contrôles plus stricts, qui resurgissent après chaque « mass shooting », dopent paradoxalement le marché : « Cette industrie a bénéficié en 2013-2014 des effets de la fusillade de Sandy Hook, et en 2016 de la campagne pour l’élection présidentielle. Dans les deux cas, les achats de précaution ont stimulé les ventes. Des acheteurs ont eu peur que des lois restrictives ne les privent d’un accès au marché des armes. »

Vendeurs et fabricants n’ont pourtant pas de raisons de s’inquiéter, car leur lobby veille au grain. Sa principale incarnation, la National Rifle Association (NRA), compte 6 millions d’adhérents. Elle a ses magazines, son musée, à une demi-heure de Washington, et ses porte-paroles, dont le plus célèbre fut l’acteur Charlton Heston, décédé en 2008. Son principal argument, répété après chaque tragédie : « Le seul moyen d’arrêter un sale type avec une arme, c’est un brave type avec une arme. »

Pour la NRA, limiter l’accès aux fusils et revolvers, ce serait mettre en danger les citoyens honnêtes, et même bafouer la Constitution : son deuxième amendement, adopté en 1791, qui fait apparaître le droit à « détenir et porter des armes ». André Kaspi rappelle qu’il a été discuté à de nombreuses reprises, sans que jamais la Cour suprême ne décide de l’abroger.

Et il y a peu de chances qu’elle le fasse dans un avenir proche. D’abord parce que les Américains sont, en dépit des fusillades, de moins en moins favorables au contrôle. En 1959, 60 % d’entre eux souhaitaient que l’on interdise les armes de poing ; ils n’étaient plus que 24 % en 2008. Ensuite parce que le lobby « anti-gun », s’il existe, demeure « faible, divisé, incapable d’imposer ses vues ». Enfin parce que la NRA bénéficie d’un soutien inconditionnel en la personne de Donald Trump : « Il n’a cessé, au long de sa campagne électorale, d’afficher son adhésion aux thèses de la NRA. Depuis qu’il est entré à la Maison-Blanche, il ne renie rien, bien au contraire. » Ainsi, contre les fusillades dans les écoles, le président ne voit qu’une solution : armer les enseignants et le personnel de service…

Dans ces conditions, André Kaspi ne se fait guère d’illusions. « Quand les médias rapportent que des dizaines de morts sont décomptées à la suite d’une fusillade, l’opinion publique ressent une profonde émotion, montre une sympathie illimitée […] et, sans tarder, revient à ses divisions habituelles, voire à l’indifférence ou à la résignation. » Jusqu’au prochain massacre…

« La Nation armée. Les armes au coeur de la culture américaine », par André Kaspi, Editions de l’Observatoire, 224 pages, 19 euros.

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