Les cases de l’Oncle Sam
Le questionnaire – deux pages, pas plus – devait parvenir à chaque foyer vivant sur le territoire américain “entre le 15 et le 17 mars”, selon les estimations du Census Bureau, l’organisme chargé du recensement décennal aux Etats-Unis. Première interrogation : à quoi sert-il de se compter si le nombre est connu d’avance ? Sur le site Internet de cette administration, on peut voir défiler un chiffre changeant de minute en minute, supposé rendre compte de l’évolution démographique instantanée du pays. Mardi 16 mars, à 18 h 06 GMT, soit 13 h 06 à Washington, la première puissance mondiale comptait 308 879 255 habitants.
Il s’agit évidemment d’une estimation. Exercice pratique : sachant qu’une naissance a lieu chaque 7 secondes aux Etats-Unis, un décès toutes les 11 secondes, et qu’un immigrant supplémentaire, légal ou clandestin, entre chaque 37 secondes sur le territoire – soit, au total, un “solde net” d’un individu chaque 13 secondes -, vous calculerez l’accroissement annuel de la population du pays. Résultat : l'”Amérique”, comme le veut un raccourci problématique, croît de près de 2,5 millions d’êtres chaque année – 2 425 846 exactement, selon les paramètres du Census Bureau. Cette croissance est due pour 41 % au solde migratoire. Malgré les restrictions à la résidence imposées après les attentats du 11 septembre 2001, les Etats-Unis restent un immense réceptacle des migrations volontaires.
Une fois par décennie, sur injonction constitutionnelle, l’administration procède donc à un comptage plus précis. Qu’est-ce qui compte lorsque l’on se compte ? Chercher à comprendre offre quelques surprises significatives. On appelle les relations publiques de la célèbre université Columbia et on demande à rencontrer un spécialiste. “Nous avons exactement la personne adéquate.” Il se nomme Dave Epstein. Rendez-vous est pris. Est-il démographe ? Pas du tout : il est professeur de sciences politiques, mais surtout “spécialiste des questions raciales”… Dites recensement à un Américain, spontanément, il entendra : comptage racial et ethnique. Le Census Bureau, d’ailleurs, ne se préoccupe pas de savoir si ceux auxquels il s’adresse sont citoyens américains ou non, résidents légaux ou clandestins (une proposition pour instaurer ces distinctions a été rejetée par le Congrès). Mais il veut connaître l’origine de chacun. “La diversité évolutive constitue la seule identité collective américaine possible”, estime le politologue.
Cette année, le formulaire est particulièrement succinct : dix questions pour un foyer constitué d’un individu unique, dix-sept pour ceux de deux membres ou plus. “L’administration voulait obtenir le maximum de réponses. Il fallait faire simple et court”, poursuit le professeur Epstein. Or, une fois élagués les renseignements pratiques – nom du ou des résidents, sexes, liens de parenté, etc. -, il ne reste que trois questions spécifiques. La première a trait au logement. “Cette maison, cet appartement, cette maison mobile ont-ils été achetés à crédit par vous ou quelqu’un de votre foyer ? Achetés sans crédit ? Sont-ils loués ? Occupés gratuitement ?” Où l’on se souvient, incidemment, que 11 millions d’Américains vivent dans une “maison mobile”. Où l’on voit, aussi, que la crise a généré un regain d’intérêt des pouvoirs publics pour la situation immobilière des habitants.
Les deux autres questions portent sur l’identité ethnique ou raciale. Question 8 : “Etes-vous d’origine hispanique, latino ou espagnole ?” (Si oui, cochez ensuite la sous-case “origine mexicaine ; portoricaine ; cubaine ; autre, précisez”). Question 9 : “Quelle est la race” du chef du foyer ? Options proposées : “Blanc”, “Noir ou Afro-américain”, “Amérindien” (ou Inuit), puis une déclinaison beaucoup plus précise des originaires d’Asie (“Indien asiatique, Chinois, Philippin, Japonais, Coréen, Vietnamien, Hawaïen, Guanamien ou Chamorro, Samoan, autre Asiatique, autre natif d’Océanie, précisez”)… Pour rappel : le mot “race”, utilisé pour caractériser une population spécifique dont la couleur de peau constitue un trait distinctif, ne remet parallèlement pas en cause l’acceptation de l’unicité de la race humaine – et depuis dix ans il est possible de cocher plusieurs cases quant à ses origines raciales ou ethniques.
Comment faire grief à l’Américain moyen de considérer le recensement d’abord comme un comptage ethno-racial, tant celui-ci apparaît prédominant. Le professeur Epstein s’étonne que l’on puisse s’en étonner. “Aucune politique publique n’est possible si l’administration ne connaît pas ses administrés au plus près. Un grand nombre de dépenses fédérales sont liées aux identités ethno-raciales. Les politiciens sont tout autant intéressés à connaître la population de leur circonscription, d’autant que le recensement détermine les redécoupages électoraux. Enfin, les représentants des divers groupes ont aussi besoin de connaître le poids de leur groupe racial ou ethnique pour mener une action publique. Pour revendiquer, il faut d’abord se compter.”
Le recensement 2010, accompagné d’une notice explicative accessible en 40 langues sur Internet, s’attache à étudier en priorité les Hispaniques et les Asiatiques. Sa particularité est donc que, pour la première fois, il rompt avec sa division historiquement structurante : Blancs et Noirs. Ces deux catégories ne sont étudiées que dans leurs grandes masses. Ainsi, que l’on soit Africain-Américain, Noir d’Afrique, des Caraïbes, d’Amérique latine ou du Moyen-Orient, on coche cette fois la même case. De même pour la case “Blanc”, d’où que l’on soit issu.
Par ailleurs, de nombreuses populations qui pourraient faire l’objet d’une catégorisation ethnique ou raciale au sens américain n’apparaissent pas en tant que telles : les Arabes, les Perses, ou les Turcs ne sont pas identifiés comme tels, contrairement aux Nippons, aux Chinois, aux Vietnamiens… Là encore, Dave Epstein l’explique par des motivations pragmatiques. “Latinos et Asiatiques constituent depuis vingt ans l’immense majorité des nouveaux immigrants. Le gouvernement a voulu entrer dans le détail pour mieux pouvoir agir.”
Durant la première moitié du XXe siècle, les Blancs étaient divisés en trois catégories (Nordiques, Slaves et Méditerranéens). Les juifs (et d’autres) formaient une sous-catégorie spécifique. L’Europe fournissait alors l’essentiel des immigrés. Ces catégories sont tombées en désuétude et tous ceux que l’on cataloguait séparément entrent aujourd’hui dans une catégorie unique : celle dite des “Blancs seulement”. La désignation des catégories raciales et ethniques serait-elle d’abord affaire de conjoncture ?
Sylvain Cypel
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