Imperialism: Europe and America 'Inherit the Storm'

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Les fleurs de l’impérialisme

CARNET «De toutes les manières, vraiment, l’Europe a semé le vent, et peut, en ces jours angoissants de terrorisme et de guerre ouverte ou larvée, craindre d’avoir à récolter, avec le renfort catastrophique des faucons américains… la tempête»

JEAN-MARIE VODOZ, ancien rédacteur en chef

Publié le 24 août 2006

21 août.

Etonnée, puis attentive, l’Europe observe la marée littéraire venue de l’Inde. Il y eut, coup de cymbale annonciateur, Les Versets sataniques de Salman Rushdie et le décret de mort lancé contre le romancier par le sinistre vieillard de Téhéran. Puis un déferlement de pages attachantes, mouvementées: on y voyait, sous la plume de Tarun Tejpal, puis de Rushdie encore, le Pendjab et le Cachemire, paradis perdus; la merveilleuse beauté de leurs vallées, vergers et forêts touffues sous la garde étincelante des glaciers; mais également la violence, les guerres avec le Pakistan, les massacres entre hindous et musulmans, et la déchéance d’un Etat qui, loin de suivre le chemin de son prophète Gandhi, couve sa bombe atomique, protège ses nouveaux riches, lance contre ses pauvres une police impitoyable et souvent sadique.

Il y eut, à la fin des années nonante, Le Dieu des petits riens, ce roman d’une femme: Arundhati Roy, triomphalement reçu, couronné, par le monde anglo-saxon. Là, on eût dit que la nature subtropicale, perpétuellement pourrissante, contamine les humains, les enfonce dans le marécage de leurs superstitions et de leur cruauté: l’auteur elle-même, à chaque épisode, se complaît dans les détails ignobles, et finit par décrire un couple d’amants maudits (lui n’étant qu’un intouchable) qui prennent pour mascotte et compagne de leurs délices à ciel ouvert une araignée laidement occupée à transporter le long de leurs flancs voluptueux une poussière, une feuille en décomposition, le thorax évidé d’une abeille…

On ne peut, à partir de quelques œuvres écrites en anglais (mais les éditeurs francophones attendent, paraît-il, une avalanche de livres traduits des langues «régionales» du sous-continent!), comprendre les désirs et les peurs d’une littérature immensément foisonnante. Dans ce début de concert, cependant, on est frappé par une basse continue: le coupable échec d’une société; le mépris qu’encourent ceux qui la conduisent et la fourvoient; et la fascination que ne cesse d’exercer l’Occident moderne.

L’auteur le plus explicite, à cet égard, est un ami d’Arundhati Roy, le jeune Pankaj Mishra (il faudra nous habituer à ces noms désormais illustres, mais qu’il nous est dur de mémoriser!), auteur d’une quête du Graal bouddhique intitulée La Fin de la souffrance. Il relève le bouleversant paradoxe dont nous ne sommes pas assez conscients, et qui pourtant éclaire l’histoire contemporaine: les puissances européennes ont dominé, manipulé, humilié les vieilles civilisations qui les entouraient; entre elles-mêmes, de plus, elles se sont livré des guerres affreuses; et puis, aujourd’hui réconciliées, elles présentent au monde un exceptionnel espace de tranquillité, de tolérance, de prospérité. Alors, oublieuses de leurs propres expéditions coloniales (dont l’Etat d’Israël peut apparaître comme une détestable survivance), elles regardent, étonnées, le grabuge qui se produit dans leurs ex-empires, où s’affrontent maintenant les milieux les plus favorisés, qui voudraient aligner leurs pays sur les valeurs, les méthodes, les techniques de l’Occident; et la masse des desperados, lesquels entourent d’un emballage islamique non seulement leurs frustrations, mais aussi – inconsciemment peut-être – l’arsenal révolutionnaire forgé par les «progressistes» européens.

De toutes les manières, vraiment, l’Europe a semé le vent, et peut, en ces jours angoissants de terrorisme et de guerre ouverte ou larvée, craindre d’avoir à récolter, avec le renfort catastrophique des faucons américains… la tempête.

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