Un mur ? Vous avez vu un mur, vous ? Assise à deux cents mètres du mur, la dame de l’office du tourisme n’a rien vu, rien entendu. Le mur est long de 12 mètres, haut de 3,6 mètres, visible de sa fenêtre, mais elle “ne sait pas de quoi il s’agit”. Elle n’est pas au courant non plus d’un problème d’immigration à Manassas. “Je suis là depuis quelques années seulement”, se dérobe-t-elle. Inutile de lui dire que, grâce à Internet, le mur qu’elle ne veut pas voir est connu jusqu’au Japon…
L’office du tourisme s’intéresse avant tout à l’histoire ancienne. Avant d’être dévorée par la banlieue, Manassas était une bourgade de Virginie traversée par la ligne de chemin de fer. La première grande bataille de la guerre civile s’y est déroulée, en 1861. Les Confédérés ont gagné et les Nordistes ont préféré repasser le Potomac et se replier sur Washington. Le Potomac reste une frontière, on dirait. “C’est encore le vieux Sud, ici”, dit Annabel Park, une cinéaste qui a filmé l’histoire du “mur” et qui préfère habiter le Maryland, de l’autre côté de l’ancienne ligne de front.
Le mur a pour adresse 9500, Liberty Street. Ce n’est qu’un pan, à vrai dire. Le reste d’une maison qui a brûlé il y a deux ans. Son propriétaire, Gaudencio Fernandez, allait l’abattre quand le conseil du comté a pris un arrêté qui a bouleversé la communauté hispanique. C’était le 10 juillet 2007. Ce jour-là, le conseil a décidé que les écoles devraient cesser d’accepter les enfants de clandestins et que la police locale pourrait désormais contrôler le statut des immigrants. Gaudencio Fernandez, qui a un passeport américain depuis quinze ans, a pris un feutre noir, un feutre rouge et un grand drap blanc qu’il a fixé sur son mur : “Arrêtez votre racisme contre les Hispaniques ! Nous payons des impôts, nous construisons vos belles maisons. Alors que nos frères et nos fils combattent et meurent en Irak, vous séparez nos familles.”
Liberty Wall. Réalisation: Nathalie Laville
Pour comprendre l’émoi des Latinos, il faut savoir qu’aux Etats-Unis l’immigration est une prérogative du gouvernement fédéral. La police locale ne contrôle pas le statut des immigrants. Jusqu’à ces dernières années, le système était des plus tolérants. Un étranger pouvait conduire, louer un logement ou même emprunter pour acheter une maison sans jamais être interrogé sur son visa.
Dans le comté de Manassas, la population hispanique a doublé en six ans. Les ouvriers ont été attirés par les jobs offerts dans la construction, autour de l’aéroport Dulles, à 50 km de Washington. Des banlieues entières ont été construites grâce aux Latinos. Un charpentier immigré touche 10 dollars de l’heure. Un ouvrier syndiqué 35 dollars, plus une assurance-santé. “Les entrepreneurs ont pu construire deux maisons pour le prix d’une”, explique Gaudencio Fernandez. Mais la bulle de l’immobilier a fini par éclater. La tolérance envers les étrangers a diminué. Exaspérées par l’inaction du Congrès, les communes ont décidé de prendre elles-mêmes la situation en main.
Le mur de Manassas est devenu l’étendard de la rébellion. Le conseil du comté, à majorité républicaine, était en pleine campagne pour sa réélection. La tension a monté. Il y a eu manifestations, invectives (“C’est les Etats-Unis, ici. Il y a trop de gens comme vous”). Des tracts signés Ku Klux Klan sont apparus (“Voilà les mêmes arguments que les Noirs utilisent : c’est nous qui avons bâti l’Amérique”). Le tissu a été arraché, le mur ébranlé par un cocktail Molotov…
Début novembre, le conseil a été réélu. Depuis, Manassas est beaucoup plus calme. Le calme est même devenu déprimant. A part quelques familles, sur la patinoire à ciel ouvert, montée en face de l’ancien dépôt ferroviaire, le centre de Manassas est largement désert. Le marché immobilier est en chute libre. “Les immigrants sont partis”, dit Larry Hevner, le libraire. Plusieurs milliers de personnes ont quitté la ville. Plutôt que de se diviser, des familles entières sont parties pour l’Etat de New York. D’autres sont retournées au Mexique. “Là-bas, c’est la liberté, dit Manuel, 16 ans, le fils de Gaudencio. Ici, la police nous surveille en permanence.”
Gaudencio Fernandez est resté, telle la mauvaise conscience du bourg. Il a refait son mur. Il y a ajouté une Vierge et des drapeaux américains, à côté du drapeau mexicain. Le message est singulièrement adouci. “Nous devons devenir le changement que nous voulons voir en ce monde. L’obscurité ne peut chasser l’obscurité. Seule la lumière le peut.” Annabelle Park a aidé à la rédaction. D’origine coréenne, elle est arrivée avec ses parents à l’âge de 9 ans. Aujourd’hui, elle milite pour Barack Obama. D’après elle, les Latinos se sentent “trahis par tout le monde, y compris les démocrates”.
Sur son pull, Gaudencio porte encore son autocollant “A voté”. Pour Obama, précise-t-il, “mais à ce stade, je ne fais confiance à personne”. Sa révolte n’a pas diminué. Le terrain de Liberty Street est à lui, et il a fini de le payer. Il est américain, il sait qu’il a des droits. A tous ceux qui refusent de voir son mur, il a l’intention de dédier son nouveau projet. Un mur encore plus grand. Cette fois, ce sera une oeuvre d’art, une fresque de 60 mètres de long sur 4 mètres de haut. Avec des peintures qui raconteront “l’histoire de l’oppression américaine contre les Indiens, les Noirs, les immigrants”. N’en déplaise à l’office de tourisme, le nouveau mur racontera lui aussi l’histoire : “La véritable histoire de l’Amérique blanche.”
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