Les guerres sont souvent le résultat d’erreurs de calcul. Saddam Hussein ne croyait pas vraiment que les États-Unis oseraient envahir l’Irak pour le renverser. Le même scénario est-il en train de se répéter sous nos yeux en Iran ? Washington résonne de nouveau de bruits de bottes, au moins métaphoriques, au moment où Bush débarque chez Nicolas Sarkozy.
Dans les couloirs du Capitole, les “think-tanks” et les salons diplomatiques, les rumeurs récurrentes depuis 2006 de la préparation de frappes aériennes contre les sites où l’Iran procède à l’enrichissement d’un uranium dont la seule utilité, selon la plupart des experts (y compris ceux de l’AIEA, l’Agence Internationale de l’Energie Atomique) est la fabrication d’armes nucléaires.
Ces frappes pourraient être le fait des forces américaines, ou de l’aviation israélienne comme cela a été le cas pour la récente destruction en Syrie de ce qui a été identifié comme une installation nucléaire. Cela revient au même, car Israël ne peut pas mener ce genre d’intervention en Iran sans l’appui des États-Unis. Il est certain que le Pentagone a élaboré des plans d’attaque, que le débat n’a jamais cessé au sein de l’administration Bush sur le sujet, et qu’il s’est intensifié au cours des dernières semaines à la suite de la publication du dernier rapport de l’AIEA.
Le vice-président Dick Cheney et les “faucons” de la droite républicaine y sont favorables. Le secrétaire à la Défense Robert Gates, les chefs de l’armée et la secrétaire d’État Condi Rice le sont moins. Le sénateur démocrate de Virginie, Jim Webb, affirme qui veut l’entendre que “l’administration Bush envisage des frappes” contre l’Iran. “L’idée est débattue, et des membres du gouvernement y poussent.” Le New York Times s’en inquiète assez pour publier un éditorial dénonçant la tentation de la force. L’ex-secrétaire d’État adjoint et ex-représentant américain à l’Onu John Bolton, tête de file des faucons, confirme lui aussi la possibilité d’une attaque aérienne, même s’il précise que “l’option est très peu attirante, et ne doit être envisagée qu’en dernier ressort”.
Bush “ne pourra pas toucher un centimètre carré de l’Iran” (Ahmadinejad)
Le problème, ajoute-t-il aussitôt, est que “l’Iran a déjà gagné cinq ans” dans sa course vers l’arme atomique. Et que d’ici un an, la quantité d’uranium qui aura été enrichi (600 à 700 kg) sera suffisante pour fabriquer au moins un engin nucléaire, affirme David Albright, de l’Institute for Science and International Security, un centre d’études washingtonien (ce qui ne veut pas dire que les Iraniens seront en mesure de construire un missile à ogive nucléaire). Plus personne ne croit les déclarations de Téhéran sur les caractères “civil” et “pacifique” du programme. Le seul débat, explique un diplomate, est de savoir si l’Iran se contentera d’être un “État du seuil” nucléaire (comme le Japon, le Brésil ou l’Afrique du Sud), capable de se doter de l’arme atomique en quelques mois. Ou si les ayatollahs veulent faire entrer l’Iran dans le club nucléaire, comme l’ont fait le Pakistan et la Corée du Nord (et Israël), pour renforcer ses prétentions au rôle de grande puissance régionale.
L’approche diplomatique menée par le “groupe des Six” (Allemagne, France, Grande-Bretagne, Russie, Chine et États-Unis ) a été jusqu’ici un échec patent. Le régime de Téhéran ne se cache même plus de jouer la montre en manipulant leur volonté de discussion pour aller de l’avant dans son programme. Javier Solana, qui représente le groupe des Six, arrive à Téhéran samedi, porteur des propositions d’aide en échange de l’abandon du nucléaire, que l’Iran a déjà refusé à de multiples reprises dans le passé. Si les Iraniens lui claquent une fois de plus la porte au nez, les partisans de la force à Washington seront renforcés.
C’est là que l’erreur d’appréciation de la part des dirigeants iraniens peut conduire à la catastrophe. Ces derniers jours, le président iranien Mahmoud Ahmadinejad plastronne en affirmant que “l’ère de Bush touche à sa fin”, et qu’il ne “pourra pas toucher un centimètre carré de la terre sacrée de l’Iran”. Son ministre des Affaires étrangères, Manouchehr Mottaki, a déclaré à Paris que son gouvernement “ne croit pas au risque d’une attaque militaire”. Ce ne sont peut-être que des rodomontades. Mais ce peut être aussi de l’aveuglement, nourri par l’orgueil d’avoir réussi à “balader” la communauté internationale depuis cinq ans et de la certitude qu’un président américain impopulaire et en bout de course n’osera pas donner l’ordre d’attaque.
À quoi bon reculer, ou même ralentir sur le dossier nucléaire, semblent penser les Iraniens, puisque l’an prochain, un autre président sera dans le bureau ovale. Et que, s’il s’appelle, comme c’est probable, Barack Obama, la pression pour empêcher la nucléarisation de l’Iran ira s’amenuisant. Le candidat démocrate n’a-t-il pas fait de sa disponibilité à des discussions “sans préalable” avec son homologue Mahmoud Ahmadinejad une de ses promesses électorales ?
“L’Iran sera le dossier numéro un du prochain président américain”
L’erreur est double. Derrière la rhétorique de campagne d’Obama à destination d’un électorat échaudé par la guerre d’Irak et qui est majoritairement (à 59 %) favorable à des négociations avec Téhéran, sa vision de l’Iran n’est en réalité guère différente de celle de Bush (ou du républicain McCain) : “Le régime iranien soutient les extrémistes et la violence pour nous défier partout au Moyen-Orient. Il cherche à se doter d’une capacité nucléaire qui peut déclencher une course aux armements dangereuse, et peut faire craindre un transfert de technologie nucléaire aux terroristes. Son président nie l’Holocauste et menace d’effacer Israël de la carte. Le danger que représente l’Iran est sérieux, réel, et mon objectif sera d’éliminer cette menace”, a-t-il déclaré le 4 juin à Washington devant la réunion du lobby pro-israélien AIPAC.
John McCain n’a jamais caché être prêt à “bom-bom-bombarder l’Iran” (sur un air des Beach Boys) si c’est le prix à payer pour briser la volonté iranienne de se doter de l’arme nucléaire. Il prend soin d’expliquer : “Ça n’est pas parce que je m’inquiète de l’influence de l’Iran que je suis pour lui déclarer la guerre”, mais nul ne doute qu’il n’hésitera pas à la faire. C’est ce qu’on appelle un consensus à Washington. Bush n’a fait que l’exprimer mercredi après sa rencontre avec la chancelière allemande Angela Merkel. Une solution diplomatique pour amener l’Iran à geler son programme nucléaire est son “premier choix”, a-t-il dit. Mais il y en a d’autres, a-t-il répété plusieurs fois, et “toutes les options restent sur la table”. “Personne n’a l’intention de laisser l’Iran bloquer les choses pendant encore très longtemps”, a ajouté Condi Rice en visite à Paris.
Il n’y a aucune preuve, ni indice concret qu’une opération soit en préparation. Mais le ton a changé, pour qui veut bien prêter oreille. On n’est pas forcé de croire le Jerusalem Post qui affirme que Bush a l’intention de lancer une attaque avant la fin de l’année. On peut mettre au compte des pressions israéliennes l’affirmation du ministre des Transports israélien Shaul Mofaz, selon laquelle une action militaire contre Téhéran est “inévitable”. Et juger que le Premier ministre Ehud Olmert n’a cherché qu’à détourner l’attention de ses problèmes personnels en tenant des propos similaires lors de sa visite à la Maison-Blanche début juin. On peut ne voir que routine dans la visite au même moment en Israël du directeur national du Renseignement américain, Mitch McConnell.
La vérité est qu’une “une frappe est du domaine du possible”, aux yeux de Bill Kristol, directeur de l’hebdomadaire néo-conservateur Weekly Standard (qui, en janvier 2006 avait fait le premier sa une avec le titre “Au tour de l’Iran”). Il a rencontré George W.Bush en tête à tête le 9 avril, et dit être ressortide l’entretien convaincu que “les gens surestiment beaucoup l’impuissance du président”, que celui-ci est déterminé à “laisser la situation la meilleure possible à son successeur”, et qu’il est animé par la conviction que “l’Iran sera le dossier numéro un sur le bureau du prochain président, et le premier qu’il aura à traiter”.
Les ayatollahs de Téhéran sont peut-être en train de sous-estimer gravement la menace qui pèse sur leurs turbans. George W. Bush a montré qu’il pouvait lui aussi faire des erreurs de calcul, et qu’il a tendance à surestimer l’efficacité de la force armée pour résoudre les problèmes. Il peut être tenté, au point où il en est dans les sondages, de “faire le ménage” pour son successeur, ou du moins de donner un sérieux coup de semonce aux Iraniens. Sans compter qu’une crise de sécurité nationale à la veille de la présidentielle (la mythique “surprise d’Octobre”) ne jouerait pas forcément contre le candidat républicain, beaucoup plus crédible sur ce thème que sur celui de la relance d’une économie qui va de mal en pis.
Ce double aveuglement est la recette d’un cocktail potentiellement explosif et aux effets imprévisibles.
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