L’Opep ou l’American way of life ?
Il était le conseiller des présidents Ronald Reagan et George Bush père et l’on se demande réellement quel genre de conseils pouvait-il leur donner ?
Si l’on en juge par l’article qu’il venait de publier dans l’International Herald Tribune du 20 juin dernier, Thomas W. Evans a des idées un peu trop saugrenues et, par conséquent, les conseils qu’il donnait à ses anciens employeurs ne devaient pas être d’une pertinence époustouflante. Cet ancien haut responsable proposait de traîner en justice l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) en tant que «cartel illégal» dont «le comportement est destructeur». Thomas Evans reproche à l’Opep d’avoir «poussé à la hausse le prix du baril au-delà de 130 dollars». Il doit être plus furieux encore maintenant puisque le baril ne va pas tarder à atteindre les 150 dollars, et nul ne sera étonné si, au cours de l’hiver prochain, il atteint les 200 dollars.
On reste pantois face à l’extraordinaire incapacité des responsables américains, anciens et actuels, de se livrer à un exercice d’introspection et de se poser la question de leur propre responsabilité. Après sept ans et demi de présidence chaotique, l’actuel président américain n’a pas reconnu une seule de ses innombrables erreurs en politique intérieure, et surtout en politique étrangère, et n’a pas demandé une seule fois pardon pour les souffrances terrifiantes engendrées par sa politique et endurées par des millions de personnes.
Thomas Evans est porteur de cette désastreuse conviction néoconservatrice selon laquelle l’Amérique est une force bienfaitrice ayant pour mission de combattre le mal commis par les autres. Pour lui, les choses sont très simples : le citoyen américain vivait tranquille et heureux au volant de sa grosse cylindrée ou de sa 4×4 dont le plein, à moins d’un dollar le gallon (3,7 litres), lui coûtait une part insignifiante de son revenu, jusqu’au jour où «le comportement destructeur» de l’Opep l’a obligé à payer son gallon plus de 4 dollars, et bientôt 5 dollars. Il est à noter ici que le gallon coûtait 1,25 dollar juste avant l’invasion de l’Irak par les troupes américaines.
Le moule néoconservateur dans lequel est coulé M. Evans l’empêche sans doute de se poser la pertinente et légitime question : et si le «comportement destructeur» était du côté du citoyen américain et non du côté de l’Opep ? L’ancien conseiller de Reagan n’a pas cité un seul argument pour étayer ses accusations contre l’Opep parce qu’il n’en a aucun. Il feint d’ignorer que «le cartel des pétroliers», comme il dit, est dépassé littéralement par la montée en flèche de la demande de pétrole dont les Etats-Unis, 3% de la population mondiale, consomment à eux seuls 25% de la production mondiale.
Cela fait des décennies que le gaspillage d’énergie et la pollution de l’environnement à grande échelle étaient devenus deux éléments principaux du mode de vie américain (American way of life). Le citoyen américain ne s’est pratiquement jamais contenté d’utiliser juste l’énergie nécessaire pour le fonctionnement normal de l’industrie, de l’agriculture et pour ses besoins de déplacement. Une bonne partie de cette énergie est utilisée pour la satisfaction d’un ego exagérément gonflé qui pousse le citoyen américain à chercher futilement la griserie et les sensations fortes au prix d’une grave dégradation des réserves énergétiques non renouvelables et de l’environnement.
Tout comme l’Etat fédéral américain a besoin de se sentir puissant et de le montrer aux autres, le citoyen américain a besoin de cette même sensation, et surtout a besoin d’afficher cette sensation de puissance à lui-même et aux autres. D’où cette propension à acquérir les grosses cylindrées excessivement énergivores et polluantes. La responsabilité de l’industrie automobile américaine, de son côté, est lourde aussi. Elle a exploité au maximum ce besoin futile de show off du citoyen américain en lui offrant des cylindrées de plus en plus grosses, se souciant comme d’une guigne des impératifs d’économie d’énergie et de protection de l’environnement. General Motors est allé jusqu’à fabriquer une version civile d’un engin militaire, la fameuse Hummer, dont la consommation se rapproche plus de celle du tank que d’une voiture normale.
La question qui se pose ici et qui, visiblement, n’a pas effleuré l’esprit de M. Evans, est la suivante : qui assume la responsabilité de la hausse des prix du pétrole, le mode de vie américain fondamentalement gaspilleur d’énergie ou l’Opep ? Celle-ci vend un produit un peu trop particulier dont le prix ne dépend pas seulement du mécanisme habituel de l’offre et de la demande qui régit le marché, mais aussi et surtout des aléas politiques qui affectent continuellement les relations internationales.
M. Evans élude également l’une des raisons principales de la montée vertigineuse du prix du baril et qui est le comportement réellement destructeur des spéculateurs américains, européens et asiatiques qui exercent une pression insoutenable sur la demande pour faire monter les prix et engranger ainsi des gains aussi faramineux que faciles. Sans parler de la pression sur la demande qu’exerce l’extraordinaire développement des économies chinoise et hindoue. Toutes ces raisons qui sont au cœur de la crise pétrolière actuelle passent sous le nez de M. Evans qui ne voit que «l’entente illicite du cartel illégal», des pays producteurs.
Thomas Evans rêve de voir l’Opep détruite. Il a commencé son article par cette phrase étonnante : «Le président des Etats-Unis a le pouvoir d’attaquer et même de détruire l’Organisation des pays exportateurs de pétrole». Il conclut son article un peu moins agressivement en attirant l’attention sur les lois anti-trust américaines qu’il propose de dépoussiérer afin que les tribunaux américains puissent juger l’Opep.
Quoi de plus absurde et de plus arrogant que de vouloir juger une organisation de pays souverains sur la base de lois américaines pour une hausse de prix de pétrole dont la responsabilité incombe en premier lieu aux Etats-Unis en tant que plus grand gaspilleur d’énergie de la planète ? Quand on associe à cette exigence absurde le refus de livrer les criminels américains de Blackwater, par exemple, à la justice irakienne pour rendre compte du massacre de civils irakiens, on mesure tout le mal que continuent de faire ces néoconservateurs à la réputation de leur pays.
Leave a Reply
You must be logged in to post a comment.