A Disorderly Country

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Achetez une maison à Riverside, qu’ils disaient ! « La ville n’est qu’à une petite heure de Los Angeles, il y a du soleil à revendre et c’est bien meilleur marché qu’à Malibu », répétaient les agents immobiliers. « Pas de mise de fonds ? Mauvais crédit ? Pas de problème. Nous avons des solutions sur mesure », promettaient les banquiers, tout sourire.

Les gens sont venus par milliers — des familles latino-américaines, surtout — en quête du rêve américain : posséder une petite maison blanche au toit de tuiles rouges et munie d’un grand garage. Puis, les taux hypothécaires se sont envolés et des avis de retard de paiement ont été expédiés à la tonne. En deux ans à peine, l’économie du pays s’est détraquée. Et le rêve de nombreux nouveaux propriétaires s’est dissous comme un comprimé effervescent dans un verre d’eau.

Riverside, comme bien d’autres villes des États-Unis, est une meurtrissure dans le visage de la plus grande économie du monde. Ici, une maison sur 33 a été saisie par la banque. Les pancartes ont transformé le paysage : « À vendre par la banque », « Prix réduit », « Le vendeur paie 6 % de la mise de fonds ». Les résidences abandonnées — il y en a parfois deux ou trois par rue — sont tristement semblables : le gazon est jaune, brûlé par le soleil, et la boîte aux lettres déborde. Un écriteau collé dans la fenêtre du salon indique : « Propriété de la Financière Prudential. Défense d’entrer sous peine de poursuites. »

« Vous habitez ici ? » me demande une jeune Noire vêtue d’un t-shirt au logo du fournisseur de services de téléphonie et d’Internet AT&T. Je lui réponds par la négative ; je ne fais que jeter un coup d’œil. « Des tas de gens du quartier ne paient plus leurs factures, m’explique-t-elle. Je dois vérifier si les maisons sont toujours habitées. » Sa liste d’adresses fait trois pages.

La course à la présidence se jouera sur la question de l’économie. « Les choses ont changé, écrit le chroniqueur du New York Times Thomas Friedman. Ce n’est plus la reconstruction de l’Irak qui occupe l’esprit des électeurs, mais celle de la nation américaine. » En septembre, la population a regardé, abasourdie, la chute de grandes institutions financières : les sociétés de refinancement hypothécaire Fannie Mae et Freddie Mac, les maisons de courtage Bear Stearns, Merrill Lynch et Lehman Brothers, la compagnie d’assurances AIG ainsi que la banque Washington Mutual. Des centaines de milliards de dollars — l’argent des contribuables — ont été débloqués pour arrêter l’hémorragie. Washington veut éviter que ne se reproduisent des scènes semblables à celles qui ouvraient les bulletins d’informations en juillet. Tout le pays a vu les visages angoissés de gens faisant la file devant les succursales de la banque californienne IndyMac, au bord de la faillite. Ils venaient par centaines retirer tout leur argent. Ce genre d’image provient habituellement de pays en développement. Pas des États-Unis.

Au-delà de la crise immobilière, c’est le bien-être même de la classe moyenne, pilier de l’économie du pays, qui est en jeu. Ce pilier s’effrite, s’érode, se fissure. Au cours des dernières années, l’accès à la propriété, aux soins de santé et aux études universitaires — éléments clés de la classe moyenne — s’est peu à peu refermé, à cause de l’explosion des coûts. Depuis l’an 2000, par exemple, les primes d’assurance maladie ont plus que doublé. Pendant ce temps, les salaires ont stagné. De 2002 à 2006, les Américains qui ont le privilège d’appartenir à la tranche de 1 % des plus fortunés ont vu leur revenu croître annuellement de 11 % (compte tenu de l’effet de l’inflation), tandis que les 99 % restants n’ont même pas gagné 1 % de plus! Jamais un tel fossé social ne s’était creusé aux États-Unis depuis la fin des années 1920, à l’époque de John D. Rockefeller et d’Henry Ford. Celle qui a précédé la Grande Dépression.

Un des drames de la crise actuelle tient aussi au fait que les gens qui ont acheté leur maison avec une mise de fonds suffisante et qui remboursent ponctuellement leur emprunt hypothécaire risquent tout de même de se retrouver sur la corde raide. Car les nombreuses résidences à vendre qui ne trouvent pas preneurs font chuter la valeur de toutes les autres. La baisse moyenne du prix aux États-Unis est de 18 %. Elle est de près de 30 % à Miami et à Las Vegas. Un peu plus forte encore à Corona, près de Riverside.

C’est dans cette ville de 150 000 habitants que vit Felipe Ramirez, débosseleur de carrosserie d’automobiles. La maison voisine de la sienne a été reprise par la banque. J’aborde l’homme à la cinquantaine robuste pendant qu’il arrose ses fleurs. «J’ai payé ma maison 300 000 dollars en 2004. Si je devais la revendre aujourd’hui, je n’en tirerais pas plus de 200 000.» Situation inquiétante : son emprunt hypothécaire dépasse la valeur actuelle de sa maison ! Felipe Ramirez prie tous les soirs pour ne pas perdre son travail. « Des emplois, il n’y en a plus ici. Ma femme et moi ne pouvons nous permettre de déménager. »

La situation des États-Unis fait penser au Titanic. Comme le célèbre paquebot, le pays fonce droit sur un iceberg. Les électeurs tiennent le gouvernail et doivent décider s’ils donnent un coup à droite (en votant pour McCain) ou à gauche (en votant pour Obama). McCain propose le programme républicain traditionnel : réduction d’impôts et compression des dépenses publiques. Obama, lui, prône le retour de l’interventionnisme. Il promet d’investir dans de grands projets d’État — assurance maladie accessible à tous, champs d’éoliennes et de panneaux solaires — et de financer ces programmes en augmentant l’impôt sur le revenu des riches.

Mais plutôt que d’insister sur ses propres solutions, chaque candidat tente de convaincre l’électorat du danger qu’il y a à voter pour son rival. Ainsi, John McCain est dépeint comme un homme riche, déconnecté des réalités de la classe moyenne (en entrevue, il a admis ne pas se rappeler combien de maisons il possède !) et qui s’y connaît peu en économie. Barack Obama, vu par le camp McCain, est le grand collecteur d’impôts qui étouffera encore plus la classe moyenne, qui a pourtant besoin d’air.

Alors, gauche ou droite ? Pour résoudre les problèmes qui touchent la classe moyenne — explosion des coûts dans le domaine de la santé, choc pétrolier, délocalisation des emplois en Chine et en Inde —, la majorité des Américains appuient les solutions progressistes des démocrates, comme l’indiquent la plupart des sondages. Car les républicains n’ont rien de neuf à proposer. C’est David Frum, intellectuel de droite, ancien rédacteur de discours pour George W. Bush, qui l’affirme. Le conservatisme américain se meurt, écrit-il dans son dernier essai, Comeback (Doubleday), qui se veut un grand coup de gong visant à réveiller le Parti républicain. Les conservateurs offrent des solutions aux problèmes d’il y a 30 ans — population surtaxée, criminalité urbaine, menace communiste — et non à ceux du 21e siècle, selon lui. « Dès que le traumatisme du 11 septembre s’effacera dans l’esprit des gens, les républicains auront toutes les raisons de s’inquiéter », indique-t-il.

Le paquebot américain navigue vers la droite depuis l’élection de Ronald Reagan, en 1980. La révolution conservatrice de Reagan, pétrie de termes comme « privatisation » et « déréglementation », a apporté la prospérité au pays et inspiré les présidents Bush, père et fils. Mais, près de 30 ans plus tard, elle semble avoir atteint ses limites, et les États-Unis foncent droit sur l’iceberg. Il est illusoire de croire que les marchés, laissés à eux-mêmes, distribuent efficacement les ressources, écrit le Prix Nobel d’économie Joseph E. Stiglitz, et l’éclatement de la bulle immobilière en est la preuve.

L’ère des démocrates serait-elle arrivée ? Aux dernières élections de mi-mandat, en 2006, ces derniers ont fait basculer le pouvoir au Congrès, en reprenant la majorité au Sénat et à la Chambre des représentants. Et cette année, lors d’élections partielles, le parti a remporté trois sièges à la Chambre des représentants dans des districts de l’Illinois, de la Louisiane et du Mississippi. Le point commun des trois scrutins ? Ils avaient lieu dans des fiefs républicains réputés imprenables !

Rien n’est joué, toutefois. Aux deux dernières présidentielles, les démocrates ont montré une incroyable capacité… de perdre, disent à la blague les Américains. Cette fois encore, l’équipe d’Obama affronte des républicains pugnaces, prêts à tout pour gagner. Le choix de Sarah Palin comme colistière de John McCain est venu brouiller les cartes. La gouverneure de l’Alaska, ancienne reine de beauté, adepte de la chasse à l’orignal, est devenue une célébrité du jour au lendemain. La stratégie pourrait porter fruit : le ticket républicain offre une option aux électeurs qui désirent de la nouveauté mais ne font pas confiance à Obama. Et s’il veut perdre, Obama n’a qu’à continuer à rappeler dans ses discours que McCain a fait preuve de courage lorsqu’il était prisonnier de guerre au Viêt Nam, écrit le cinéaste Michael Moore, fervent démocrate, dans son plus récent livre, Mike’s Election Guide (le guide électoral de Mike). « Croyez-moi, ce n’est pas la Suède ici. Les héros de guerre gagnent à tous les coups. »

Qu’il se nomme Barack Obama ou John McCain, le prochain président se fera rappeler par des centaines de groupes de pression l’urgence de raccommoder le filet de sécurité sociale. Et les familles qui, après avoir perdu leur maison, ont grossi les rangs des sans-abri seront au premier plan. Comme les Clements.

David Clements, sa femme, Jennifer, et leurs cinq enfants menaient la vie typique des familles de la classe moyenne jusqu’en novembre 2006. La crise immobilière a frappé, les chantiers ont fermé les uns après les autres, et David — ouvrier de la construction — a perdu son emploi. Puis, la maison que les Clements louaient dans la petite ville d’Ojai, en Californie, a été vendue. « Nous n’avions nulle part où aller. À cause de la crise, les propriétaires sont devenus frileux. Ils demandaient le dépôt de plusieurs milliers de dollars pour la location d’une maison. Nous ne les avions pas », raconte Jennifer, blonde élancée qui ne fait pas ses 48 ans. Le seul toit qui leur restait était une roulotte de neuf mètres qu’ils avaient achetée pour les vacances. La famille s’est déplacée de camping en camping, jusqu’à ce que ses maigres économies s’épuisent. Puis, elle s’est arrêtée à Santa Barbara.

La roulotte des Clements est stationnée sur un long boulevard qui longe l’océan Pacifique. Deux chiens se mettent à japper à mon arrivée. L’intérieur est encombré de boîtes, de sacs, de jouets, de vaisselle, de livres. Sur un lit défait, dans un coin, un garçon et une fillette s’amusent avec un petit lézard qu’ils ont trouvé sur la plage. « Ici, nous pouvons conserver une certaine dignité, dit David, la casquette bien enfoncée sur sa tête grise et bouclée. Les passants nous prennent pour des touristes. » Une vingtaine de roulottes et de véhicules de plaisance s’alignent sur le boulevard. « Tout le monde se connaît. Quelques-uns sont dans la même situation que nous. » Le plus difficile, dans la nouvelle vie de sans-abri de la famille, est le manque d’intimité, dit Jennifer. « L’unique endroit où l’on peut s’isoler, ce sont les toilettes, au fond de la roulotte. C’est là que je vais pour pleurer. »

Le glissement d’une partie de la classe moyenne vers la pauvreté n’est pas visible que sur la côte californienne. Cette année, un nombre record d’Américains — 28 millions — se sont inscrits au programme fédéral de bons alimentaires. Cela représente près d’une personne sur 10 ! En 2007, le groupe de réflexion new-yorkais Demos sonnait l’alarme en publiant une vaste enquête, dont les résultats sont inquiétants. Car dans l’ensemble des États-Unis, quatre familles de la classe moyenne sur cinq n’ont pas assez d’épargne pour couvrir leurs dépenses essentielles pendant trois mois, advenant une perte complète de revenus. Et dans une famille sur quatre, au moins un membre n’est pas couvert par un programme d’assurance maladie. Cela menace la sécurité de toute la famille. En effet, près de la moitié des familles qui ont déclaré faillite en 2001 l’ont fait parce qu’elles étaient incapables de payer des frais d’hospitalisation.

« La classe moyenne est la grande perdante du système de santé américain », dit le Dr Don McCanne, qui a exercé la médecine familiale pendant 32 ans à San Clemente, dans le sud de la Californie. Aujourd’hui blogueur et conférencier, il milite pour la mise sur pied d’un régime de santé public à l’image du régime canadien. Aux États-Unis, les riches peuvent s’offrir les meilleurs soins du monde, dit-il. Les pauvres bénéficient de soins gratuits grâce au programme Medicaid, financé conjointement par le fédéral et les États. Le reste de la population est peu ou pas protégée. D’un côté, il y a de 45 à 50 millions de personnes qui n’ont aucune assurance ; il s’agit de chômeurs, d’étudiants, de pigistes, de travailleurs à temps partiel, d’employés de PME. De l’autre, il y a les travailleurs assurés, pour la plupart, grâce au régime de leur employeur (qui paie habituellement les trois quarts des primes). Mais s’ils perdent leur emploi, toute leur famille risque d’être sans protection. Cela peut devenir un problème social en période de récession, où les entreprises réduisent leur main-d’œuvre. Une hospitalisation de quelques semaines — après un accident de voiture, par exemple — peut coûter 300 000 dollars…

Les deux candidats à la présidence sont conscients du problème. John McCain promet à chacun un crédit d’impôt remboursable de 2 500 dollars pour l’achat d’une assurance maladie. C’est peu, considérant qu’une bonne assurance coûte plus de 12 000 dollars par an.

Le plan de Barack Obama, plus ambitieux, pourrait devenir la grande réalisation de sa présidence. Il offrirait à tous la possibilité de souscrire à une assurance aussi généreuse que celle dont bénéficient les membres du Congrès. Les gens qui n’ont pas les moyens de payer les primes obtiendraient une aide de l’État afin de s’en acquitter (la famille d’un chômeur pourrait ainsi être protégée). Et les entreprises qui n’offrent pas de régime d’assurance maladie à leurs employés devraient verser une taxe qui financerait le programme fédéral.

Don McCanne n’est qu’à demi satisfait. Le régime que propose Obama sera toujours dominé par les compagnies d’assurances, qui continueront de déployer d’importants efforts pour justifier des refus de traitement à leurs clients afin de faire des profits. « Ce serait tout de même un pas dans la bonne direction », dit le médecin. Mais rien n’est gagné : Obama doit d’abord entrer à la Maison-Blanche et faire adopter son projet par le Congrès. Une tâche laborieuse, même avec une majorité démocrate ! « Les compagnies d’assurances et les sociétés pharmaceutiques feront tout pour éviter qu’on ne leur impose des règles contraignantes. Et celles-ci contribuent au financement des campagnes de nombreux représentants et sénateurs démocrates… »

Dans son minuscule bureau, situé dans l’immeuble de l’Armée du Salut de Santa Barbara, Nancy Kapp plie des vêtements d’enfant qu’on lui a donnés pour ses « clients ». Costaude, l’air déterminé, elle est aux premières loges pour observer les effets de la crise économique. Elle coordonne le programme des sans-abri pour l’organisme communautaire New Beginnings. Des familles comme les Clements, qui sont passées de la classe moyenne à la rue, elle en a ajouté huit à sa liste au cours de la dernière année.

Il y a au moins une chose positive dans cette crise, dit-elle. Maintenant que la classe moyenne commence à glisser vers la pauvreté, les politiciens de Washington n’ont plus d’autre choix que d’agir. « Les hommes d’État le savent : personne n’est plus en colère que celui qui travaille dur, respecte les lois, mais ne peut subvenir aux besoins de sa famille. Des gens en colère, il y en a des milliers. Et si rien n’est fait, demain, il y en aura des millions. »

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