VOYAGE DANS L’AMÉRIQUE D’OBAMA (1) – Notre périple dans l’Amérique de Barack Obama commence dans l’Alaska, le moins peuplé des 51 États américains, où le drame du saccage écologique se joue entre une poignée d’habitants et un territoire grand comme trois fois la France, riche en pétrole, zinc et baleines.
Plus l’on s’éloigne de notre civilisation en se réfugiant dans un monde sauvage, plus l’on croit échapper à ses excès et à ses travers. C’est évidemment une illusion. L’Alaska est l’un des confins de la terre. La région est, pour les Américains, «a big empty space» (un grand espace vide), dont le gouverneur était jusqu’au 3 juillet dernier une volaille nommée Sarah Palin. Celle-ci s’est rendue célèbre en proférant nombre de sottises pendant la dernière campagne présidentielle. «Si je dis que je viens d’Alaska, tout le monde rigole», me dit le peintre Jamie Bollenbach. La ville la plus proche d’Anchorage est à trois heures d’avion. Se rendre à New York prend une journée.
Passé les ours empaillés qui décorent l’aéroport d’Anchorage (ceux qui sont vivants attaquent volontiers les joggeurs et les cyclistes), c’est un panorama d’Extrême-Orient russe, un paysage habitué au secret, qui s’offre au regard. Les petites villes ou les rares hameaux rassemblent 680 000 habitants. Autant d’îlots posés au milieu de solitudes sans rien d’humain. Il y a 1 000 km de routes, dans cet Alaska, grand comme trois fois la France, moins que dans la seule ville de Washington. On se déplace d’un endroit à l’autre en petit avion. Le calme des lieux est fantomatique. À la sortie du printemps, les montagnes sont encore emmitouflées de blanc. Dans l’écho rosé du crépuscule, le soleil se devine sans jamais se montrer, halo argenté dissimulé derrière des nuages mêlés d’obscurité neigeuse. Chaque détail apparaît avec une précision scintillante. Quelques fermes, au milieu de pâturages blancs, ont l’air de pains d’épices colorés de sucres, posés dans les profondeurs poudrées. Des congères font ployer les branches des mélèzes jusqu’au sol.
Des fleuves sauvages rompent leurs glaces, la vie ressurgit en frémissant. Les flaques solidifiées craquent sous les souliers, la terre exhale des odeurs de vase et de feuilles trempées, des senteurs de pin et d’iode. Les mouettes, les corneilles et les aigles se disputent le ciel. Les hommes sont frustes et amicaux, dépourvus de la moindre affectation. Les tremblements de terre incessants et les éruptions volcaniques du mont Redoubt, qui couvrent régulièrement les maisons de cendre, mettent de l’animation dans leurs rudes existences. «C’est marrant, d’être ici», me dit Bill White, un journaliste qui n’arrive plus à quitter ce coin de la terre. Sur les plaques d’immatriculation des voitures, on lit la devise de l’Alaska : «La dernière frontière.»
J’étais venu il y a un quart de siècle. Je ne reconnais plus les lieux. Les États-Unis ont construit à Anchorage la même ville entremêlée d’autoroutes et de parkings qu’à Honolulu, San Diego ou Wichita. Ce n’est pas tant la médiocrité architecturale de cette cité dans ce paysage sublime qui frappe, que la façon de gâcher l’espace pris à la nature. C’est comme si la terre et le climat n’avaient pas d’importance. L’homme ici ne s’adapte pas, il s’étale. Il plante des tours de verre (les sièges sociaux des grandes compagnies pétrolières opérant dans la région) au milieu de «shopping corridors», des complexes de grands magasins. Tout est fait pour son confort extrême, il prend ses aises. La nature lui semble infinie et sans limites. Un trésor inépuisable.
L’Alaska, racheté par les États-Unis à la Russie en 1867, est bien un trésor. On y extrait le pétrole, le zinc dans d’immenses mines au sud de l’Arctique. Les poissons, innombrables, sont transformés en bâtonnets dans les bateaux-usines qui écument Bristol Bay, et finissent dans nos congélateurs. Des gisements de gaz ont été découverts. Un vieux pipeline traverse le permafrost. Il fuit souvent, car il est d’un modèle archaïque et prétendument difficile à réparer. En 1989, un pétrolier géant, l’ Exxon Valdez, a provoqué dans ces eaux cristallines la pire catastrophe écologique des États-Unis. Enfin, chaque année, un million de touristes viennent assister à la fonte des glaciers comme l’on se rend au spectacle. Toutes les ressources de la région filent vers les États-Unis. La «dernière frontière» est une colonie : Michael Kerry, la star des politologues locaux, le dit justement : «Ici, les gens ont l’attitude des chercheurs d’or. Je viens, je fais des dollars, et je me tire.»
L’Alaska est un bon exemple des questions qui se posent à l’homme aujourd’hui, de l’Arctique à la Sibérie ou à la forêt amazonienne. La seule interrogation est celle de la nature : qui va fixer les limites de ce que nous lui infligeons ? Va-t-on domestiquer ou éliminer toutes les autres espèces vivantes pour notre confort ? Voila deux siècles et demi maintenant que les humains se comportent déraisonnablement, prenant possession massivement des biotopes des autres animaux dans la chaîne alimentaire. Au fil de nos désirs et de nos besoins.
Cela a débuté sur une grande échelle à l’époque des colonies, en Asie et en Afrique. Dans la foulée, les immigrants américains sont arrivés sur un continent tellement riche, tellement merveilleux, qu’ils n’ont pu imaginer rien d’autre que des moyens démesurés pour en faire la conquête. Quand on touche la Terre promise avec la bénédiction du «Good Lord», seul l’infini vous limite. On ne pense pas mal faire. On se donne simplement tous les moyens d’agir. Je n’ai jamais interprété autrement ce goût de la disproportion qui caractérise nos «cousins», dans leur façon de vivre. Rien ne leur semble jamais suffisant, ni mesuré. Ils refroidissent excessivement leurs bureaux et leurs maisons en été. Et les réchauffent trop en hiver. Leurs véhicules ne semblent pas à l’échelle humaine. Les plats servis dans les restaurants sont des platées. Sort-on de la hantise des privations en s’empiffrant ? En tout cas, les silhouettes des Américains sont celles des gravures de Daumier, ou des peintures de Botero. Un Américain sur quatre est obèse. Aux États-Unis, le manque d’harmonie entre l’homme et la nature crève les yeux.
Les Américains ne sont pas les pionniers de la conquête aberrante de la nature. Le massacre des baleines dans l’Arctique, par les Anglais et les Français à la fin du XVIIIe siècle, a donné le signal de la curée. Ces grands cétacés sont devenus pour nos aïeux une source d’énergie comparable à notre pétrole. Le lard des baleines et des cachalots permettait d’éclairer les rues de nos capitales, de traiter la laine dans nos filatures. Avec leurs fanons, on fabriquait les «baleines» de nos parapluies, les grillages et les stores vénitiens de nos maisons, nos plumes pour écrire, les ressorts de nos sièges. Neuf cachalots sur dix ont été éliminés.
Halibut Cove est une baie où les baleines viennent se nourrir de planctons très riches. Victor m’embarque sur son petit bateau, il veut que j’admire l’un de ces animaux. Dans une baie sublime, nous coupons le moteur et contemplons longuement, silencieusement, cette ombre obscure et douce qui se prélasse entre deux eaux. La peau de la baleine ressemble à du papier froissé. «Elle est si sensible, me dit le marin, qu’elle peut se réveiller en sursaut si un oiseau se pose sur elle. Des harponneurs ont raconté des baleines folles de douleur qui plongeaient à plus de 1 000 mètres pour se briser l’échine au fond des mers. » De retour au port, dans une boutique de souvenirs, je déniche des photos en noir et blanc datant de la fin du XIXe siècle : des pêcheurs posent fièrement, en groupe, sur des ventres gonflés, munis de scies géantes. Des guirlandes de cadavres entourent leurs navires. Sur les quais, des foules pleines d’allégresse les acclament.
Je songe au paléontologue Arthur Jelinek. La plupart de ses collègues expliquent la disparition des grands mammifères il y a 18 000 ans, à la fin du pléistocène, uniquement par des facteurs climatologiques. Jelinek et quelques autres soutiennent que l’homme a joué un rôle, qu’il a donné le coup de grâce à l’écosystème dès cette époque. Il voit dans les premiers habitants de l’Amérique du Nord, bien avant l’arrivée des Européens, des prédateurs efficaces, dont le potentiel de perturbation est déjà formidable. Il se fonde sur des faits précis. Plus près de nous, les conquérants blancs de l’Amérique vont massacrer 45 millions – oui, 45 millions ! – de bisons en quelques décennies, pour priver les Indiens de viande et les obliger à se diriger vers les réserves qu’ils leur ont attribuées.
Mais cela n’est rien à côté ce qui se prépare. Il y a deux ans, j’ai fait le tour de la terre pour raconter comment les Chinois la conquièrent, et ce dont ils rêvent. Leur ambition est de vivre aussi confortablement que les Américains. Ils jugent que c’est leur droit le plus strict. Ils sont un peuple tenace et courageux. La probabilité qu’ils parviennent à leur fin est réelle. La règle est simple : si 1,3 milliard de Chinois vivent comme 300 millions d’Américains, il faudra six fois les richesses de la terre. Deux hypothèses se présentent donc : soit nous nous dirigeons vers une catastrophe écologique probablement suivie de guerres pour l’accès aux ressources essentielles, soit nous acceptons une remise en cause fondamentale de nos modes de vie.
Voila ce que je veux comprendre en Alaska : les Américains sont-ils capables de donner le bon exemple à la planète en changeant radicalement leur façon de consommer ?
Il ne fallait pas compter sur l’ex-gouverneur Sarah Palin. Elle est «pro-business» , c’est-à-dire qu’elle ne fait rien pour fixer des limites aux industriels qui s’attaquent aux ressources de la région. Ils règnent donc sur l’Alaska. «Ici, le monde politique a été complètement corrompu par le pétrole», m’explique Charles Wohlforth, un journaliste écrivain. Bill White ajoute : «Aucune petite communauté ne peut affronter une injection massive de 40 milliards de dollars opérée par les pétroliers. Ici, cela a tout changé. Il n’y a pas un seul fonctionnaire de l’environnement, dans le Grand Nord ; et c’est évidemment politique.»
Charles Wohlforth a publié un livre intitulé La Baleine et le Supercalculateur, dans lequel il explique que les Esquimaux, jamais écoutés, en savent beaucoup plus sur les changements climatiques évidents et alarmants que nos scientifiques équipés de puissants ordinateurs. Charles le constate : «Les gens, en Alaska, ressemblent aux autres Américains. Personne dans ce pays ne parle de sacrifices. On perçoit le danger, mais personne ne veut changer de style de vie. Le pays pense que c’est un problème technologique, qu’une invention va arranger cela.» C’est bien ce que nous imaginons également en Europe et au Japon. Nous comptons sur un miracle pour nous en sortir. C’est assez humain. Notre espoir de vie ne dépassant pas le siècle, nous nous montrons incapables d’anticiper au-delà d’une génération ou deux.
«Le grand privilège des Américains est de pouvoir faire des fautes réparables», écrivait Alexis de Tocqueville au XIXe siècle en pensant à ce continent d’outre-Atlantique si riche. Ce n’est plus vrai aujourd’hui, parce que la terre entière est désormais exploitée «à l’américaine». Et qu’il n’y a pas de planète Terre de rechange.
Je décide d’aller à Seattle. J’espère, dans une Amérique plus sophistiquée, rencontrer des citoyens plus conscients. Je ne vais pas être déçu.
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