Edited by Catherine Harrington
Une Amérique sans usine ?
La crise va-t-elle marquer la fin de l’extraordinaire cycle de mondialisation entamé il y a un peu plus de vingt ans ? Déjà, le commerce international a connu un coup d’arrêt plus important encore que le reste de l’économie. Comme le rappelait la semaine dernière l’économiste Thierry Verdier à l’occasion des Journées de l’économie de Lyon, il s’est effondré de 30 % en volume, alors que la production mondiale, mesurée par le PIB, ne s’est contractée « que » de 8 %. La principale explication de cette « surréaction » tient dans le fait que l’arrivée de la Chine puis de l’Inde a permis aux grandes multinationales d’éclater leur chaîne de valeur en confiant de plus en plus de tâches à ces pays à faible coût de main-d’oeuvre. Progressivement, ce processus a abouti à une division internationale du travail et des tâches. A Taiwan et à Pékin, la production ; aux Américains ou Européens, la conception, le marketing et la distribution de ces mêmes produits. Aucun autre secteur n’a appliqué aussi complètement cette formule que les industriels de la high-tech comme Apple, HP ou IBM.
La prospérité nous avait habitués aux « douceurs » de la mondialisation, selon l’expression de Thierry Verdier : prix bas, variété, innovation. La crise, avec son cortège de chômeurs, nous ramène à ses amertumes : perte d’emplois, d’usines, d’industries.
De plus en plus d’industriels et d’intellectuels américains s’alarment de cet impact négatif des délocalisations. Témoin, le débat autour d’un article à sensation (1) des professeurs Gary Pisano et William Shih de l’université de Harvard sur la perte de compétitivité de l’Amérique. A l’appui de leur thèse, deux faits incontestables. D’une part, la dégradation continue de la balance commerciale américaine, lourdement déficitaire, y compris dans le secteur clef des technologies de l’information (d’un surplus de 28 milliards de dollars en 2000 à un déficit de 53 milliards en 2007), et, d’autre part, la stagnation des salaires moyens depuis 1980. Un pays qui importe plus qu’il n’exporte et dont les salaires ne progressent pas est un pays qui perd sa compétitivité, assurent-ils.
Pour eux, il est clair que le principal coupable est la politique de délocalisation massive qui a fait perdre non seulement des emplois, mais aussi des pans entiers de l’industrie. On ne fabrique plus aux Etats-Unis d’écrans LCD, de diodes LED pour les éclairages ou de composants en fibre de carbone du Boeing 787. Or l’innovation est de plus en plus liée à un dialogue étroit entre chercheurs et producteurs. De plus, dans certains domaines, des composants clefs peuvent devenir porteurs d’une révolution technologique. C’est le cas des batteries de nouvelle génération, que l’Amérique ne fabrique plus et qui deviennent essentielles pour le passage à l’automobile électrique. Enfin, le besoin de ces compétences techniques ayant disparu, c’est en amont toute une filière éducative qui s’assèche. Pour les auteurs, les décisions individuellement rationnelles des industriels sont collectivement destructrices de ce qu’ils appellent les « biens communs industriels », stratégiques pour l’avenir de la compétitivité du pays et le bien-être de ses habitants.
Depuis la parution de l’article, le blog de la Harvard Business Review consacré au sujet (2) ne désemplit pas de réactions d’anonymes, d’industriels réputés ou de grands professeurs. Pour la célèbre économiste Laura d’Andrea Tyson, ancienne conseillère de Bill Clinton, cette thèse catastrophiste ne tient pas l’épreuve des faits. Elle rappelle que la domination mondiale de la high-tech américaine est restée écrasante de 1995 à 2005, autour de 40 %
du marché, et que les recherches économiques prouvent que les délocalisations ont permis aux entreprises de développer considérablement leur chiffre d’affaires, et donc d’accroître aussi l’emploi et l’activité sur le sol américain. David Yoffie, autre professeur de Harvard, rappelle que, dans le domaine des composants électroniques, l’apparition de sous-traitants spécialisés dans la microélectronique à Taiwan a permis le développement d’électroniciens américains sans usine, comme Qualcomm, qui n’auraient pas vu le jour s’il leur avait fallu investir les quelques milliards nécessaires pour une usine. De même Apple s’est développé formidablement, multipliant son chiffre d’affaires par plus de six, depuis qu’il a arrêté toute activité industrielle, se reposant sur ses sous-traitants chinois. Sans rejeter l’intérêt de l’« outsourcing » pour des activités très banalisées, les auteurs restent persuadés que le tableau se dégrade à grande vitesse. Ils en appellent donc à l’Etat pour aider à la reconstitution de noyaux industriels.
Ce débat vif et nourri rappelle celui qui était né à la fin des années 1980 des travaux de chercheurs du MIT et qui s’inquiétaient de la perte de compétitivité des Etats-Unis face… au Japon. Pourtant, vingt ans plus tard, c’est le Japon qui avait perdu en grande partie sa compétence en matière de technologie de l’information, et l’Amérique qui a porté seule la révolution de l’Internet. Le problème, c’est que le mouvement s’est accéléré ces dernières années, avec l’émergence de concurrents locaux, comme Huawei dans les télécoms ou Acer dans les micro-ordinateurs. La réponse est en forme de défi pour les entreprises occidentales : maîtriser l’évolution de son périmètre d’activité entre ce qu’elles gardent en interne et ce qu’elles délocalisent, ce qui nécessite de voir loin, au-delà des contraintes financières trimestrielles, et aussi raisonner en termes systémiques avec le souci de maintenir un tissu industriel de proximité, ce qui suppose de voir large. Voir loin et large alors que nous nageons en plein brouillard, voilà qui ne sera pas facile et qui n’a pourtant jamais été aussi nécessaire.
(1) « Restoring American Competitivenes »,« Harvard Business Review », juillet-août 2009.(2) http://blogs.harvardbusiness.org/hbr/restoring-american-competitiveness
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