Comment rendre l’Afghanistan aux Afghans
Par BERNARD DUPAIGNE ethnologue, musée de l’Homme
On ne peut espérer «gagner la guerre» en Afghanistan sans se demander ce que nous voulons, et contre qui nous combattons : à quoi sert d’y envoyer plus de troupes occidentales ? Officiellement, il ne s’agit que d’empêcher le réseau d’Al-Qaeda d’organiser des attentats depuis l’Afghanistan. Mais l’ancienne organisation d’Oussama Ben Laden est très affaiblie : les opérations internationales à caractère terroriste ne sont plus menées à partir de ce pays. Seuls de petits groupes s’en réclament, sans prendre leurs directives en Afghanistan. Les attentats au Pakistan sont le fait de militants islamistes locaux, les actions récentes contre l’Inde ont été montées à partir du Pakistan. Les nationalistes talibans afghans ne cherchent pas à monter des opérations extérieures.
Ces «insurgés» constituent-ils réellement l’«adversaire sans scrupule qui menace directement les Américains et nos alliés» (Barack Obama, discours du 9 octobre) ? En plus des simples bandits, nombreux, qui tirent parti de la situation pour commettre rackets et enlèvements, les «rebelles» sont probablement surtout des nationalistes qui veulent un ordre social juste et le départ des militaires étrangers, et qui feront le coup de feu tant que ceux-ci seront présents. Il existe certes aussi des extrémistes qui souhaitent reprendre le contrôle total du pays, et des «internationalistes» étrangers qui voudraient imposer leurs conceptions passéistes. Ce sont ceux-là qu’il faut neutraliser.
La faiblesse de l’Etat afghan et la présence de troupes, regardées souvent comme une force d’occupation, créent le problème. Les Afghans, de toutes origines, se sentent dépossédés de leur pays, même si une petite minorité s’enrichit par la corruption. Consolider l’Etat, c’est aider à restaurer l’économie, les barrages, l’irrigation, l’agriculture, les petites industries, développer les crédits à la personne (microcrédits), plutôt que de patrouiller à grands frais devant les villageois. C’est former une armée afghane responsable, alors qu’actuellement les soldats ne voient pas l’intérêt de combattre d’autres Afghans pour aider les étrangers à rester. Doubler la solde (1 000 dollars par an) de 50 000 soldats afghans coûterait 50 millions de dollars l’an, une broutille en regard des sommes dépensées pour la guerre, et les encouragerait peut-être, à condition qu’une date de départ des troupes combattantes soit annoncée (pour dans quatre ou cinq ans ?), comme cela a été fait sur le front irakien. De même pour les policiers, à qui l’on demande de défendre une présence étrangère et une administration déconsidérée.
Pour redonner les moyens d’agir à un gouvernement qui serait enfin efficace, il faut tenir compte des réalités géographiques et historiques, ne pas espérer un Etat afghan centralisé, alors que la plupart des pays étrangers membres de la coalition vivent sous des régimes fédéraux ou largement déconcentrés. Une solution devrait être de renforcer les groupes nationalistes modérés : affaiblir les structures de pouvoir traditionnelles, c’est laisser le champ libre aux extrémistes armés retirés dans les montagnes. Ni le président Hamid Karzaï, ni les forces de la coalition ne peuvent gouverner les provinces lointaines sans s’appuyer sur ce qui faisait l’unité des sociétés locales : les conseils de village, de tribus. Sans redonner de l’autorité à des dirigeants bien implantés dans ce pays où les rapports de voisinage, d’alliance et de réciprocité sont fondamentaux. Des personnalités ayant une influence, quoi qu’on puisse en penser (tels certains de ceux avec qui Karzaï s’est allié pour assurer sa réélection), du moins ceux qui n’ont pas participé aux horreurs des luttes pour le pouvoir à Kaboul, entre 1992 et 1994. Ces administrateurs de leurs provinces du temps de la guerre antisoviétique pourraient remplir le vide actuel du pouvoir.
Les Afghans ne peuvent éternellement être dirigés par des étrangers qui veulent imposer leur modèle «démocratique libéral». Ceux-ci devraient se concentrer sur l’aide au développement économique, donc à la pacification. Ils contribueraient à restaurer les infrastructures, relanceraient l’économie et redonneraient du travail aux Afghans. Plus que d’afghaniser la guerre, il s’agit d’afghaniser la paix. Quoi sinon, le cycle des bombardements et des attentats de représailles, la haine contre l’Occident ?
Autres signataires :Mariam Abou Zahab, Bernard Dupaigne, Johan Freckhaus, Philippe Gautier, Edouard Lagourgue, Titouan Lamazou, Laurent Marechaux, Louis Meunier, Jérôme Veyret, chercheurs, artiste, humanitaires et consultants ayant travaillé en Afghanistan.
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