L’Amérique fracturée de Barack Obama
• La colère des opposants à la politique jugée «gauchiste» du président prend des proportions inquiétantes.
Il y a dans l’air des villes d’Amérique comme une colère. Comme une fébrilité inquiète qui ronge les esprits et tranche singulièrement avec le sentiment d’unité qui avait soufflé brièvement sur le pays il y a un an, lors de l’élection de Barack Obama. Les dizaines de lettres et de coups de fil de menaces de mort dont des législateurs démocrates – et notamment la «speaker» de la Chambre, Nancy Pelosi – ont été la cible ces dernières semaines, après le passage de la réforme du système de santé dont le président avait fait son cheval de bataille, en disent long sur ces humeurs électriques.
Mao, Hitler, Obama, Nancy Pelosi et Staline
L’entourage du président avait pensé qu’une fois la pilule de l’extension massive de l’assurance-maladie avalée le mouvement d’opposition s’étiolerait. Mais les imprécations continuent de fuser des rangs des manifestants des mouvements Tea Party, qui étaient encore des dizaines de milliers, le 15 avril, à protester contre «Obama le marxiste», sa coûteuse loi sur la santé, «la mainmise de l’État fédéral» et «l’excès d’impôts». «Obama, nous sommes devant ta pelouse, relève tes stores et viens écouter», criaient-ils notamment jeudi dernier à Washington. Derrière les poussettes familiales, les pique-niques et les costumes folkloriques bon enfant, les activistes interrogés exprimaient une vraie intransigeance vis-à-vis de l’actuel président, parfois même une remise en cause virulente de sa légitimité politique. «Cet homme est dangereux, il nous emmène vers la banqueroute, la République de Weimar et la dictature d’un seul parti», déclarait par exemple un ancien officier de l’US Air Force, cheveux coupés courts, qui osait brandir une pancarte représentant côte à côte Mao, Hitler, Obama, Nancy Pelosi et Staline… «Débarrassons-nous des cinglés», disait sa banderole.
Dans cette entreprise de délégitimation de l’action présidentielle, certains États, comme le South Dakota, l’Utah ou le Wyoming, ont entrepris de jouer leur propre partition, menaçant de déclarer illégales les lois fédérales sur la santé ou sur la régulation du port d’armes. Invité de l’émission du présentateur Charlie Rose, l’historien Douglas Brinkley parle d’un «combat philosophique acharné» entre partisans d’un nouveau New Deal, menés par Obama, et avocats d’un gouvernement minimal, soucieux de préserver la liberté des États. «Les divisions sont profondes, il y a une colère aveugle, une violence nouvelle», note l’éditorialiste de Newsweek Jon Meacham dans la même émission. «Cette violence cache surtout une anxiété, la peur que l’Amérique soit vraiment en déclin» au profit de la Chine, estime l’analyste Andrew Nagorski.
Le Congrès coupé en deux
Derrière l’opposition à la législation sur la santé se profile aussi, de l’avis de maints experts, l’incapacité de la frange extrême de l’électorat de droite à accepter l’accession du métis Obama à la Maison-Blanche. L’insistance avec laquelle émissions de radio et blogs conservateurs reviennent sur les théories du complot du mouvement des «Birthers», pour qui le chef de l’État aurait menti sur son lieu de naissance et ne serait pas américain, est révélatrice.
«La ligne est actuellement ténue entre opposition à la politique gouvernementale et cette tradition de paranoïa», commente Jon Meacham. C’est ce que l’ancien président Bill Clinton a tenu à rappeler, à l’occasion du quinzième anniversaire de l’attentat terroriste d’Oklahoma City, qui avait vu un extrémiste de droite causer la mort de 168 personnes… Le climat qui prévaut aujourd’hui aux États-Unis ressemble fort à celui qui régnait juste avant avril 1995, a-t-il averti vendredi, jugeant malsain de laisser «le débat s’abreuver de haine». «Débattez, critiquez», a-t-il poursuivi, jugeant que les mouvements Tea Party étaient le signe d’une bonne démocratie. Mais attention à la puissance des «mots», a dit Clinton, évoquant une note préparée par un syndicat de professeurs du New Jersey qui disait, en plaisantant, souhaiter «la mort» du gouverneur républicain Chris Christie. Cette mise en garde intervient alors que les milices d’extrême droite, surfant sur la crise et l’élection d’Obama, connaissent un net regain d’intérêt, selon le Law Southern Poverty Center, leur nombre étant passé de 149 en 2008 à 512 en 2009.
Ce retour des extrêmes est jugé d’autant plus préoccupant qu’il s’adosse à un Congrès lui-même de plus en plus divisé. Tous les vieux routiers du Capitole confient pleurer l’époque révolue des amitiés qui se nouaient entre les deux ailes du pouvoir législatif, au gré des week-ends passés à Washington en famille. Avec le rôle de plus en plus central joué par l’argent dans les campagnes électorales, les parlementaires sont désormais forcés de retourner chaque fin de semaine dans leurs circonscriptions pour des levées de fond, ce qui a complètement changé le climat au Congrès, note John Schadl, porte-parole du parlementaire Jim Oberstar. «Ils ne se parlent guère et ne se connaissent pas», confirme l’analyste Stuart Rothenberg, qui voit là une des racines des difficultés d’Obama à susciter une approche bipartisane.
L’engrenage de la confrontation
La manière dont les circonscriptions électorales sont régulièrement redessinées pour permettre aux représentants d’être réélus sans difficulté accroît la polarisation de la Chambre. Au Sénat, le filibuster, cette procédure de blocage des débats par la minorité, jadis exceptionnelle, est devenu une pratique quotidienne, qui empêche tout compromis. Pris dans l’engrenage de la confrontation, les parlementaires deviennent prisonniers des limites de leur parti, au risque de renoncer à voter les réformes. Celle de l’assurance-maladie est passée sans une voix républicaine, du jamais-vu dans l’histoire parlementaire du pays, compte tenu de l’importance de cette législation.
La chance d’Obama est que cette paralysie d’un Congrès tenu par ses lobbies et ses idéologues n’a pas échappé à la population. Seulement 17% des Américains jugent que la branche législative fait correctement son travail, alors que les Américains sont 50% à juger favorablement l’action d’Obama, selon un récent sondage du New York Times. Seulement 30% ont une opinion défavorable de leur président. Le bruit des Tea Party et ses effets de résonance à travers le pays ne doit pas occulter la possibilité que conserve le président de redevenir le rassembleur de l’Amérique fracturée.
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