United Stress Army

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United Stress Army

| 28.04.10 | 16h02 • Mis à jour le 29.04.10 | 07h41

Killeen (Texas) Envoyé spécial

Ne pas se fier à son doux regard. Ni à son visage poupin de jeune homme d’à peine 23 ans barré parfois d’un éclatant sourire. Michael Kern est un militaire à la dérive, un soldat américain brisé par la guerre. Pendant un an, il a sillonné les rues de Bagdad, subi des attaques quasi quotidiennes dans le quartier de Sadr City. Tankiste de la 4e division d’infanterie, il a vu mourir deux chefs de section, essuyé les balles des snipers et les attaques au mortier. Il dit avoir tiré, “beaucoup” et “sur tout ce qui bougeait”. Tué aussi. Sept Irakiens “au moins”, selon ses souvenirs. Sept, dont un garçon de 6 ans qui courait vers sa maison après une explosion. Il ne s’en est pas remis.

Le 9 mars 2009, à son retour à Fort Hood, la base texane où stationne son unité, il a droit, comme tous les militaires de son rang, à quatre jours de repos. Au cinquième, Michael Kern s’est présenté, comme tous les autres engagés rentrés d’Irak ou d’Afghanistan, dans une grande salle devant un médecin accompagné d’un haut gradé de l’armée. “Il m’a demandé si tout allait bien, affirme le jeune soldat. Je lui ai évidemment répondu par l’affirmative devant le manque d’intimité d’une telle conversation.” Quelques semaines plus tard, Michael Kern demande un rendez-vous d’urgence avec un psychologue. Il explique faire des cauchemars la nuit, évoque sa consommation excessive d’alcool et des envies de suicide. Il se voit proposer une date, mais seulement deux mois plus tard.

C’est là que le soldat Kern craque. Il est atteint de PTSD (post traumatic stress disorder, en anglais), équivalent de la névrose traumatique, une blessure psychique très spécifique. Il se retrouve à l’hôpital de la base. On lui donne des calmants, des pilules pour dormir. Un jour, il dit s’être vu proposer de signer une feuille sur laquelle était écrit que, sous certaines circonstances, sa conversation avec un thérapeute pourrait ne pas rester confidentielle. Le document évoque notamment la transgression des lois militaires.

Il accepte, mais ne dira rien. Pendant dix mois, il s’entretiendra avec un psychiatre de Fort Hood. Dix longs mois durant lesquels il ne relatera pas une seule fois l’essentiel, c’est-à-dire ni la mort du jeune Irakien ni les tentatives de viol auxquelles il a assisté. “Comment voulez-vous parler de telles choses si vous avez en tête qu’il y a un risque d’être poursuivi ?”, lâche-t-il, écrasant sa cigarette.

Michael Kern n’est pas un cas isolé. Depuis des mois, de nombreux soldats, des avocats et des professionnels de santé expriment des craintes sur le manque d’étanchéité existant au sein de l’armée américaine entre le travail des thérapeutes, leurs patients et la hiérarchie militaire. Des règles trop poreuses et impropres, selon les experts, au bon déroulement des séances de soins. Dans les médias, de plus en plus de militaires affirment renoncer tout bonnement à faire part de certains troubles. Beaucoup refusant de signer la décharge du type de celle présentée au soldat Kern.

Au total, plus de 2 millions de soldats américains ont été envoyés en Irak et en Afghanistan. Un sur cinq, soit plus de 400 000 selon les estimations des spécialistes, est atteint d’une dépression, d’une addiction ou d’un PTSD. Face à eux, l’armée compte à peine plus de 400 psychiatres. Un chiffre “bien en dessous des réels besoins”, s’indigne Stephen Stahl, professeur de psychiatrie à l’université de Californie. “La pression de l’armée sur ces psychiatres se déroule dans un cadre de stress épouvantable, explique cet auteur d’une évaluation de soins dispensée à Fort Hood. Il y a une méfiance et une stigmatisation des psys de la part des soldats qui ne vont pas les voir. Des individus qui ont le potentiel de déraper un jour comme une bombe à retardement. Je ne sais pas combien exploseraient, mais la menace est là.” Une inquiétude partagée, à sa manière, par le médecin-chef de l’armée américaine, le lieutenant-général Eric Schoomaker, qui s’est dit inquiet, lundi 26 avril, de la “surmédicalisation” des soldats revenant d’Afghanistan et du Pakistan.

En juillet, le sergent Justin Lee Garza, 28 ans, atteint de stress après deux séjours sur le front, s’est suicidé dans un appartement d’un ami situé en dehors de Fort Hood, quelques jours à peine après avoir appris qu’aucun thérapeute n’était disponible pour un entretien. Le même mois, deux soldats de la 1re division de cavalerie, de retour d’Irak et décorés pour leurs services, se sont rendus à une fête lorsque l’un des deux a soudainement abattu son acolyte. Depuis 2003, près de 90 soldats de Fort Hood se sont suicidés, selon les sources militaires. Ils étaient 10 rien que depuis le début de l’année, un taux encore jamais atteint.

Michael Kern connaissait deux d’entre eux. Comme d’autres, il dit que ces chiffres masquent à peine la recrudescence des actes de violence perceptible tout autour de cette base militaire, la plus grande du pays. A Killeen, la ville de 102 000 habitants jouxtant Fort Hood, le taux de violence domestique a augmenté de 75 % depuis 2001. Durant la même période, cette cité sans âme a connu un regain de criminalité de 22 %, alors que ce chiffre était en baisse de 7 % dans les villes de taille identique.

Le 5 novembre 2009, la fusillade du major Nidal Hasan avait déjà soulevé la question du suivi des psychiatres militaires. Le major, un psychiatre de l’armée, avait ouvert le feu dans l’un des bâtiments de la base utilisés pour le briefing des soldats juste avant leur départ sur le front ou leur réception au retour. Treize personnes avaient été tuées, 43 blessées. Une cellule de crise avait été mise en place. Près de 60 coups de téléphone par semaine enregistrés.

Un centre spécialisé, le Resiliency Center, avait même été inauguré quelques jours avant le carnage. “Mais cela ne fonctionne pas”, affirme Cynthia Thomas, responsable, à Killeen, d’un lieu de rencontre et d’aide pour soldats victimes de troubles psychiques. Selon elle, une vingtaine de psychiatres civils ont certes été embauchés ces derniers mois, mais leur durée de séjour sur la base se limite à quelques semaines avant de changer d’affectation. “La confidentialité, là encore, reste hypothétique.”

Une rencontre a été organisée, en janvier, avec les responsables militaires de Fort Hood et les associations de soutien aux victimes. “Malheureusement cela n’a servi à rien, poursuit Cynthia Thomas. La réunion ne s’est intéressée qu’à la fusillade de novembre. Rien n’a été dit sur les problèmes plus généraux liés aux blessures psychiques des soldats et leur accompagnement.”

Aujourd’hui, Michael Kern affirme s’en sortir parce qu’il sait qu’il quittera l’armée dans très peu de temps. “Ils me paient l’université, c’est la seule raison pour laquelle je ne suis pas parti avant.” Lui qui avait décidé, le 11-Septembre, d’entrer dans l’armée pour venger le pays s’est progressivement transformé en militant pacifiste. Un ancien d’Irak contre la guerre comme il en existe de plus en plus.

Il dit encore qu’il aimerait devenir psychiatre, même s’il refuse désormais tout entretien avec un thérapeute. “Je suis fatigué de tout cela”, lâche-t-il. La nuit, il fait toujours des cauchemars. Et continue de prendre des somnifères.

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