Ménage à Trois — ou à Quatre

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Maintenant, il faut se “réconcilier”. Codifiée depuis 1974, la réconciliation est un processus législatif d’ordre initialement budgétaire qui s’est étendu aux Etats-Unis à tout texte de loi majeur ayant été adopté séparément et faisant l’objet d’amendements distincts dans chacune des deux Chambres. Pour ce qui est de la réforme du secteur financier, un texte a été voté par les représentants il y a cinq mois. Un autre vient de l’être par les sénateurs. Les deux ambitionnent de doter le pays des moyens d’éviter une nouvelle crise dévastatrice. Mais sur presque chaque thème – de la protection des contribuables ou des actionnaires aux primes des grands financiers en passant par les produits dérivés ou les prérogatives des organes de contrôle de l’Etat -, les deux projets de loi incluent des différences parfois substantielles.

Pour Barack Obama et les démocrates, sauf dérapage incontrôlé, l’essentiel semble assuré : loi il y aura. Mais laquelle ? Par quelles procédures de validation devront passer les “outils financiers” propres à la spéculation avant d’être commercialisés ? Faut-il interdire complètement, partiellement ou pas du tout la “vente à découvert” (une des méthodes les plus prisées des spéculateurs) ou les opérations dites “pour compte propre” des banques. Quelles seront les obligations de transparence d’un courtier vis-à-vis de son client ? Sur ce dernier sujet, la Chambre des représentants impose des normes, le Sénat ne le fait pas. En revanche, les sénateurs, plus souples sur les modalités et les délais d’application de la “règle Volcker” (séparation des activités de banque d’affaires et de banque de dépôt), sont plus précis quant aux moyens de contrôler la “prise de risque” des banquiers. Et leur texte est plus contraignant pour les fonds spéculatifs.

Se réconcilier consiste donc, pour les dirigeants des deux Chambres, à négocier une voie médiane qui emportera les suffrages d’une majorité de leurs membres. Dans le cadre du checks and balances – cet équilibre des pouvoirs entre exécutif et législatif où chacun dispose de moyens de faire contrepoids à l’autre -, le texte de synthèse doit, enfin, s’efforcer de respecter les desiderata présidentiels. Peu avant l’issue des débats au Sénat, M. Obama avait ainsi rendu publique une déclaration : “J’opposerai mon veto à une législation qui ne placerait pas sous contrôle les marchés de produits dérivés.” Les sénateurs l’ont entendu : ils ont adopté un texte plus contraignant que celui de la Chambre. Mais ni la Maison Blanche ni la Réserve fédérale n’imaginent interdire tout accès des banques commerciales à ces outils financiers.

Dans ce ménage à trois Sénat-Chambre-présidence, le premier a généralement un poids prépondérant dans l’élaboration de la synthèse. Ce fut le cas dans la précédente réforme d’envergure sur l’assurance-santé. Le Sénat avait obtenu le retrait de toute référence dans la loi à l’instauration d’une compagnie d’assurance-maladie publique – à la grande satisfaction de l’assurance privée. Car ce ménage se joue presque toujours à quatre. Si le président est le maître du Palais, le Sénat son épouse légitime et la Chambre des représentants sa première concubine – lesquelles, malgré leurs rivalités, ont intérêt à s’entendre lorsqu’une même majorité les domine -, le lobbyiste est l’amant des deux dernières. Un amant généreux mais ombrageux, prompt à répudier une maîtresse traîtresse (en lui refusant de financer sa future campagne électorale, par exemple…).

Un amant que l’époux, comme il se doit, abhorre. Dimanche 23 mai, sur son site Internet Organizing for America, Barack Obama a appelé ses supporteurs à lui barrer la route, car les lobbies “ne désarmeront pas”. Jusqu’au vote final, écrit-il, “ils vont mettre le paquet. C’est leur dernière fenêtre de tir pour éluder, affaiblir ou tuer la réforme ; et ils n’ont pas pour habitude de perdre”. En réalité, vu l’hostilité affichée par l’opinion envers Wall Street, ces lobbies financiers savent que leur chance d’éviter une imposante régulation est infinitésimale. Il leur reste à préserver certaines priorités. Exemple : pour éviter au “contribuable” (le Trésor public) d’éponger les coûts des faillites de banques ou d’assurances dues à leurs pratiques spéculatives, comme en 2008, la Chambre prévoit la création d’une caisse de compensation à hauteur de 150 milliards de dollars alimentée par les grandes banques. Le Sénat n’impose qu’un mécanisme d’intervention a posteriori. Au départ, les lobbies ne voulaient aucune règle de ce type ; ils chercheront désormais à obtenir qu’elle soit la moins contraignante possible.

Malgré la mise en garde présidentielle, ils tenteront aussi de desserrer le contrôle sur les produits dérivés. Scott Talbott, directeur exécutif du principal d’entre eux, le Financial Services Roundtable, entend mener une campagne “à l’ancienne”. Du porte-à-porte pour convaincre chacun des 100 sénateurs et des 435 représentants que la plupart des dérivés, loin d’être nocifs, sont utiles et rendent les marchés “plus liquides”. Les élus auraient donc tort de les rejeter tous avec l’eau du bain. Mais à l’approche des élections législatives de novembre, M. Talbott le sait bien, beaucoup parmi eux se demanderont jusqu’où leurs électeurs seront capables de suivre un raisonnement si sinueux. Car à quoi servirait tout l’argent des lobbyistes si, en plaidant leur cause, l’élu assurait sa propre défaite, en novembre ? Verdict de cette foire d’empoigne avant six semaines.

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