Interview with Hubert Védrine: An America with Relative Leadership

<--

Selon l’ex-ministre des Affaires étrangères, le président américain a raison de préférer le réalisme au passage en force, dépassé dans notre monde multipolaire et instable.

Le chef de la diplomatie française sous Lionel Jospin ne passe pas pour un américanophile acharné. Pourtant, il défend ici la politique étrangère inaugurée par Barack Obama avec des arguments qui, une fois de plus, vont à l’encontre des idées dominantes.

Quel bilan peut-on tirer d’un an de politique étrangère de Barack Obama ?

Il est prématuré – et compliqué – de porter un jugement après une si courte période. Qui se rappelle la situation d’un Clinton ou d’un Bush au bout d’un an de présidence ? Obama a, je crois, l’ambition de redéfinir profondément la politique étrangère des Etats-Unis. Il a rompu avec les concepts de l’administration Bush, ce cocktail alliant les néoconservateurs alignés sur le Likoud israélien, les évangélistes et les nationalistes classiques.

Il ne faut pas le juger à l’aune des attentes démesurées qui ont été suscitées, notamment en Europe, par l’élection d’un Noir à la présidence. C’était hors sujet, il l’avait magnifiquement expliqué dans son discours de Philadelphie. C’est un homme très intelligent, qui a une vision globale du monde, et non seulement de l’Amérique, et qui veut conserver à son pays un rôle de leader, tout en sachant que ce leadership sera désormais relatif. Il invite à une révolution mentale à laquelle les Américains, et les Occidentaux en général, ne sont pas prêts.

Il faut donc l’analyser comme quelqu’un qui entreprend quelque chose d’immense, qui le fait avec calme, mais qui avance ses pions avec une certaine audace. Par exemple, il n’avait aucune raison urgente de prononcer le discours du Caire, de s’adresser en début de mandat aux masses arabo-musulmanes, et non aux dirigeants, sauf s’il était convaincu que l’idée de conflit des civilisations avancée par Samuel Huntington était fondée, ou du moins qu’il n’était pas faux de parler d’un risque d’engrenage du clash Islam-Occident, qu’il faut stopper. Cette démarche s’inscrit en surplomb de toutes ses initiatives en Irak, en Afghanistan ou en Palestine. Il a une vision historique de ces problèmes. On n’en est qu’au début. Je regrette que ce soit encore mal compris, et surtout que les dirigeants européens ne se soient pas organisés pour lui prêter main-forte.

Croyez-vous qu’il a une vision globale du monde ? Est-il moins américano-centré que ses prédécesseurs ?

Bien sûr ! Il est président des Etats-Unis, mais il sait que ce leadership américain relatif devra être exercé dans un monde multipolaire compétitif et instable, pas schématique et figé comme au temps de la guerre froide. Mais il a été élu d’abord pour répondre à la crise, d’où la priorité donnée aux relations avec la Chine : l’interdépendance avec elle est devenue première.

Cette intuition contredit ce que pensent la plupart des responsables occidentaux et des élites qui continuent de croire qu’ils ont pour mission de gérer le monde, soit par leur supériorité militaire, comme c’était le cas de l’équipe Bush, soit par la supériorité morale, comme se l’imaginent les Européens armés du “droit-de-l’hommisme” et de la norme.

Obama semble très réaliste. C’est un idéaliste par l’ambition et un réaliste par l’analyse des rapports de forces. Il a un potentiel considérable… s’il a le temps de laisser sa marque.

Peut-on dire qu’il a débloqué les relations avec la Russie, notamment en parvenant à un nouvel accord de dénucléarisation ?

Avec la Russie, il ne cherche pas une relation “amicale”, mais une relation fiable et qui fonctionne. Il a donc travaillé à une réduction mutuelle des armes nucléaires stratégiques, et un accord vient d’être signé à Prague, relançant le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Cela devrait réjouir la France, qui a toujours plaidé pour une dissuasion au niveau minimal, d’autant qu’Obama clarifie les concepts d’emploi de ces armes, et éliminera peut-être aussi celles qui relevaient de l’emploi tactique, si les Russes le font. C’est intelligent. En abandonnant le bouclier antimissiles tel qu’il avait été conçu sous Bush et en suspendant l’inutile élargissement de l’Otan, il a créé les conditions d’une relation constructive avec la Russie.

Mais a-t-il fait un quelconque progrès dans la crise avec l’Iran ?

Personne n’a de solution miracle. En confirmant la possibilité de transferts de technologies civiles, en relégitimant le TNP, Obama peut espérer isoler l’Iran : il dit aux autres pays que ce que fait l’Iran n’est pas acceptable. Je ne crois pas qu’il veuille déclencher une opération militaire. Il n’est pas à la remorque du Likoud.

Quand il propose de nouvelles sanctions, ciblées sur les pasdarans, il sait que ça ne renversera pas le régime, mais c’est une manière de contenir les Israéliens interventionnistes. Les déclarations du général Petraeus vont dans le même sens lorsqu’il souligne qu’une intervention militaire ne pourrait pas être limitée à des frappes aériennes et que ce serait, en fait, une vraie guerre.

Renforcer les sanctions laisse planer l’hypothèse d’une intervention militaire, et tendre la main perturbe un régime qui était plus à l’aise dans la confrontation avec Bush. L’ensemble forme une stratégie.

Comment analyser l’attitude des Européens ?

Je suis étonné que les Européens ne soient pas plus actifs sur cette ligne, et que la France en particulier semble en rester à un certain néoconservatisme. C’est étrange. Les opinions et les médias ont été enthousiastes parce que les Américains avaient élu un Noir. N’ayant pas lu son discours de Philadelphie, ils n’ont pas compris que ce n’était pas le sujet. Obama n’est pas afro-américain, il ne porte pas en lui la victimisation, c’est un métis d’un Africain africain et d’une Américaine américaine.

On aurait pu penser que les gouvernements européens, débarrassés de l’administration Bush, allaient coopérer avec Washington avec plaisir. En fait, il n’y a pas eu d’expression collective européenne organisée, pas de propositions sur les relations avec la Chine, la Russie ou l’Iran. On a eu au contraire la petite compétition habituelle, chacun cherchant à se placer sur la photo, à être le premier reçu. Toutes choses qui sont sans intérêt, puisqu’il était clair dès le début qu’Obama avait été élu pour gérer la crise – donc les relations avec la Chine, avec la Russie et aussi avec tout l’arc de crise musulman -, et que, pour lui, l’Europe n’était ni un problème ni une solution. Au lieu de positiver, les Européens ont hésité, puis se sont laissés aller aux commentaires pessimistes sur Obama, sans proposition. Je n’ai pas été choqué qu’Obama ne vienne pas perdre du temps dans un sommet Europe – Etats-Unis sans enjeu, ni même qu’il n’aille pas à Berlin : l’Europe, incertaine du présent et inquiète pour l’avenir, est obsédée par les commémorations. Elle n’a pas l’air de comprendre le nouveau film.

Obama n’a-t-il pas été décevant en matière de droits de l’homme ?

En comparaison avec qui ? De par ce qu’il est, il est certainement viscéralement attaché aux droits de l’homme. Mais la question du droit-de-l’hommisme en politique étrangère, c’est celle de l’imposition des droits de l’homme chez les autres par les Occidentaux. Obama sait bien que ces derniers n’ont pas les moyens d’imposer de l’extérieur la démocratie en Chine, ou les droits de l’homme dans les pays arabes.

Il ne gaspille pas son énergie à exiger des choses qu’il n’est pas en mesure d’obtenir. C’est une rupture aussi bien avec les démocrates interventionnistes – du type de mon amie Madeleine Albright, ou de ceux qui en France plaident pour le devoir d’ingérence – qu’avec les néoconservateurs. Il est assez proche de la grande tradition républicaine modérée en politique étrangère. Bref, la Chine est pour lui un partenaire de sortie de crise avant d’être une terre de mission.

Qu’entendez-vous en parlant des “chimères de l’Occident” (1)?

Des ambitions honorables et idéalistes, les nôtres, se transforment en chimères lorsqu’on n’a plus les moyens de les imposer. Continuer à croire que la “mission civilisatrice”, même si les termes changent, doit rester au c?ur de la politique occidentale supposerait que nous soyons toujours sur une sorte d’Olympe. Ceux qui croient cela, militaristes ou droit-de-l’hommistes, croient toujours que c’est nous qui déterminons tout. Ce n’est plus le cas.

A la fin de la guerre froide, lorsque les Occidentaux ont cru triompher, imposer la démocratie, les droits de l’homme et le marché (dérégulé), parlant de “fin de l’histoire”, ce train en cachait un autre : celui de la montée en puissance des pays émergents. Désormais, les Occidentaux n’ont plus le monopole de la puissance, de la morale et des valeurs, qu’ils détenaient depuis le XVIe siècle. Nous sommes jetés brusquement dans cette bagarre sans y être préparés mentalement. L’Occident éducateur, bien intentionné et idéaliste, mais aussi conquérant, colonisateur, dominateur, devient chimérique à partir du moment où il n’a plus les moyens de ses ambitions prosélytes. A preuve, le bilan du droit-de-l’hommisme sur trente ans est très faible. Pendant ce temps, les autres sociétés évoluent par elles-mêmes.

Le thème du protectionnisme n’est plus tabou. Est-ce une remise en cause du libre-échange ?

Il sera presque impossible de maintenir le libéralisme économique intégral, qui est la doctrine de l’OMC. D’ailleurs, les grands pays ne l’appliquent pas totalement. Réfléchir à des “écluses” – environnementales ou sociales – au niveau européen n’est pas facile, mais on n’a plus le droit d’interdire ce débat. Et puis, chez Adam Smith, le libéralisme économique était l’idéal entre des sociétés comparables.

La mise en concurrence sauvage entre des dizaines de millions de travailleurs asiatiques pauvres et des salariés européens bénéficiant d’un système de protection sociale élaboré devient dévastatrice. La fable de la “mondialisation heureuse” n’est plus tolérée par les opinions publiques occidentales.

Je ne crois pas qu’on basculera dans le protectionnisme. On va aller vers une combinaison d’ouverture de principe, de protections ciblées et transitoires, de régulations et de préparation de l’avenir, une sorte de policy mix. La mise en oeuvre devra se faire au niveau européen, à condition que chaque nation ait pensé sa stratégie. Si l’on “s’en remet à l’Europe”, bien sûr qu’il ne se passera rien.

About this publication