The Tea Party: Mutiny in the County

<--

Les Tea Parties ou les révoltés du county

l faut se méfier des conservateurs américains : ils veulent toujours tout changer. A la fin des années 1970, qui prêta attention à la droite chrétienne ? Une équipe subversive, pourtant. Elle allait accompagner l’ascension de Ronald Reagan (président de 1980 à 1988), imposer le thème des “valeurs” dans le débat politique et ancrer à droite un Parti républicain jusqu’alors plutôt centriste. Un peu plus tard, qui s’est intéressé à un autre petit groupe, des intellectuels ceux-là, rassemblés sous la bannière néoconservatrice ? Des “chambouleurs”, eux aussi. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, ils vont façonner en partie la politique étrangère américaine et inspirer l’aventure irakienne.

Aujourd’hui, faut-il prendre au sérieux la bande des Tea Parties, ces nostalgiques de la révolution américaine (1776-1783), qui vit les colonies britanniques d’Amérique arracher leur indépendance à la couronne d’Angleterre ? Les animateurs du mouvement portent volontiers tricorne noir et redingote rouge en souvenir de l’un des actes fondateurs de ladite révolution : la “Tea Party” du 16 décembre 1773. Ce jour-là, des membres de la colonie du Massachusetts, dénonçant les taxes imposées par Londres, jetèrent dans le port de Boston une cargaison de thé de la Compagnie des Indes et posèrent ce sain principe : pas d’imposition qui n’ait été votée par les représentants du peuple (“no taxation without representation”).

Samedi 28 août 2010, Washington. Le mouvement des Tea Parties, lancé à l’été 2009, rassemble au coeur de la capitale plus de 100 000 manifestants, selon les estimations de notre correspondante (voir les articles de Corine Lesnes dans Le Monde des 26 et 30 août). Qui sont-ils, ces Américains de la classe moyenne en colère contre un ennemi inattendu : leur gouvernement – un gouvernement qu’ils accusent de les opprimer comme les Britanniques avaient opprimé les premiers colons ? Des passéistes sans avenir ? La nouvelle avant-garde de la droite républicaine ? Les chevau-légers d’un grand mouvement populiste ? Il y a trois écoles à leur sujet.

La première voit les Tea Parties comme le dernier avatar de cette droite militante qui entend incarner le Parti républicain, s’emparer de la majorité au Congrès lors des élections du 2 novembre, puis chasser le démocrate Barack Obama de la Maison Blanche. Après tout, les thèmes entendus lors des Tea Parties sont ceux qui rassemblent les républicains et les électeurs indépendants de droite : réduction drastique du déficit budgétaire, qualifié de hold-up générationnel ; refus de tout nouvel impôt ; dénonciation des programmes d’assistance sociale ; défense d’une politique étrangère moins “accommodante” à l’égard des ennemis de l’Amérique – l’ensemble orchestré dans une partition à forte tonalité religieuse et patriotique.

Les tenants de cette interprétation purement politicienne des Tea Parties ne manquent pas d’arguments. Ils font valoir que les héros du mouvement sont de la famille républicaine : Glenn Beck, animateur de télévision sur la chaîne Fox News, et Sarah Palin, l’ex-colistière de John McCain, le prétendant républicain malheureux à l’élection présidentielle de 2008. Comme par hasard, le mouvement prend forme à quelques mois du scrutin du 2 novembre.

Tels quels, les “tea partiers” ont leur importance. Ils ont pesé cet été sur les primaires républicaines destinées à sélectionner les candidats du parti pour le 2 novembre. Ils ont imposé quelques-unes des leurs. Ils ont forcé les autres à s’aligner sur leur radicalité : il y a de moins en moins de place pour la modération au sein du Parti républicain.

La deuxième école ne conteste pas que les tea partiers soient les nouveaux militants de la droite républicaine. Mais elle considère que le mouvement reflète aussi un phénomène plus large, qui n’épargne pas l’Europe : la montée des théories du complot. Le discours type entendu dans les Tea Parties égrène une palanquée de boucs émissaires pour expliquer les malheurs de l’Amérique. Le premier d’entre eux, c’est bien sûr Barack Obama, “imposteur kenyan”, musulman caché, qu’anime une “haine profonde des Blancs” – le mot est de Glenn Beck -, et qui, en douce, conduit le pays vers “le socialisme”.

Dans l’univers tea partier, le président démocrate n’est pas seul à comploter contre l’Amérique. Il y a aussi le G7, le G20, l’ONU, la Réserve fédérale, les universitaires progressistes… Ce qui conduit certains à gauche à faire appel à l’historien américain Richard Hofstadter (1916-1972) pour expliquer le mouvement Tea Party. Ils citent un article célèbre publié en novembre 1964 dans la revue Harper’s par ce professeur à Columbia University : “Les côtés paranoïaques de la vie politique américaine” (“The Paranoid Style of American Politics”). Le mouvement Tea Party serait la dernière manifestation d’une tendance régulière au délire obsidional dans le débat public aux Etats-Unis ?

C’est beaucoup lui prêter, comme dit le journaliste Richard Bernstein dans le New York Times (10/03). Plus originale est la troisième interprétation, celle développée par l’essayiste Mark Lilla dans la New York Review of Books (mai 2010). Les tea partiers vont au-delà, dit-il, de l’obsession anti-gouvernement qui caractérise la droite américaine. Dans leur détestation des élites, des spécialistes, du Congrès, bref de tout ce qui prétend monopoliser un savoir ou un pouvoir, il y a une folie libertaire qui dépasse le populisme de droite traditionnel.

Elle serait la manifestation d’un immense ras-le-bol devant une société de plus en plus régulée, où les spécialistes commandent “ce qu’il faut penser du réchauffement climatique (…), quand mettre sa ceinture de sécurité ou son casque”, où fumer, comment utiliser son portable, etc. Les tea partiers sont les “révoltés du county” – l’Amérique de la base – contre ce qu’on pourrait appeler “la société des experts”.

Ils pourraient faire des émules en Europe.

About this publication