Alors que les démocrates bataillaient ces derniers mois pour mettre en valeur l’audace de leurs réformes, le réalisateur du film événement d’Al Gore Une vérité qui dérange, Davis Guggenheim, leur a apporté sa pierre avec un nouveau documentaire, En attendant Superman. Ce film veut être à l’éducation publique ce que le précédent fut à l’environnement : la dénonciation des immobilismes du pays et une incitation vigoureuse à changer les pratiques des spectateurs.
En attendant Superman, qui appelle à la réforme radicale de l’école américaine, tombe à point nommé puisqu’il vient couronner deux années d’une politique de restructuration de l’école secondaire, menée sans tambours ni trompettes mais de façon déterminée par l’administration Obama. Les préceptes réformateurs du ministre de l’éducation, Arne Duncan, sont salués par Davis Guggenheim, qui suggère, comme le fit l’éditorialiste du New York Times David Brooks, qu’une révolution serait en marche dans les salles de classe du pays.
Changement de décor : le 26 juillet, sept des organisations de lutte pour les droits civiques les plus importantes du pays (dont la NAACP et la Rainbow Push Coalition de Jesse Jackson), ainsi qu’Al Sharpton, ancien candidat à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle en 2004, soutenus par la National Federation of Teachers (le principal syndicat enseignant), rendent public un rapport accablant pour la politique scolaire d’Obama et de Duncan. Il y dénoncent la brutalité des méthodes de réforme, le mépris pour les minorités et l’inefficacité des orientations prises face à l’enjeu démocratique de la scolarisation dans les quartiers pauvres.
Comment comprendre ce grand écart ? Le président Obama a lancé depuis deux ans un vaste plan de réforme visant à remettre sur pied un enseignement secondaire médiocre, pourvoyeur d’une ségrégation raciale et sociale tragique : la moitié des élèves issus des minorités quittent le collège ou le lycée avant la fin de leurs études secondaire contre un sur trois dans le reste de la population. Plus grave encore pour une nation soucieuse de son palmarès international, les classements du programme d’évaluation international PISA relèguent les Etats-Unis au fond de la classe en mathématiques et en sciences.
George W. Bush avait, pour remédier à ce double échec (l’incapacité à réduire les iniquités raciales expliquant le mauvais classement international), fait voter en 2002 une loi surnommée “No Child Left Behind” (“aucun enfant laissé de côté”) qui, en imposant le suivi scrupuleux des résultats des élèves par une série d’évaluations et en pénalisant écoles et éducateurs qui peineraient à améliorer la moyenne nationale, promettait de remettre l’école sur pied à l’échéance de 2014.
Le bilan décevant de cette première vague de réformes avait déjà suscité le mécontentement des syndicats d’enseignants, qui ont soutenu Hillary Clinton lors de la campagne présidentielle. Sans doute cela a-t-il permis à l’administration Obama de reprendre à son compte et, à bien des égards, d’accentuer l’esprit très conservateur de la loi : Etats (en charge de l’administration scolaire), lycées et surtout professeurs sont plus que jamais mis sur la sellette et sommés de rendre des comptes. De leur capacité à fournir, par des données chiffrées, la preuve de l’amélioration du rendement scolaire dépend désormais de la reconnaissance de leur compétence, le niveau de leur salaire et jusqu’à leur maintien dans la profession. Les Etats fédérés sont invités à réorganiser et ajuster leur système éducatif afin de le rendre “performant” en multipliant les innovations pédagogiques.
Le barème impose les mesures à prendre : désectorisation, moindre “contrainte” syndicale, allongement des journées, paye au mérite et fin de l’emploi à vie négociées avec les enseignants, fermeture des établissements déficients, promotion des méthodes de management dans la gestion des établissements pilotes dits “charter schools”, capacité à lever des fonds privés auprès de généreux philanthropes… Les douze Etats les mieux classés, selon ces critères, se voient qualifiés dans une “course vers le sommet” organisée depuis 2009 par Obama et Duncan. Annoncée le 27 août, la liste des heureux élus s’accompagne du versement providentiel pour chacun d’une part de l’enveloppe de 4,3 milliards de dollars (3 milliards d’euros).
Le principe même de cette compétition constitue le premier point de la critique virulente des pédagogues progressistes et des associations des droits civiques : à l’heure où le pays connaît une vague de licenciements sans précédent dans l’éducation (on l’estime à 300 000 postes pour 2009-2010) et fait face à des restrictions budgétaires mettant en péril le fonctionnement des écoles les plus fragiles, une poignée de régions seulement seront aidées, ce qui aggravera encore selon eux des inégalités scolaires déjà criantes.
Plus précisément, soulignent les associations, à l’issue de la compétition, 3 % seulement des élèves africains-américains et 2 % des Latinos seront bénéficiaires de l’argent fédéral. Le soutien de leur président à la théorie du “libre choix” et, en particulier, son engagement en faveur des écoles dérégulées dites “charter schools” (financées publiquement mais hors sectorisation, sans syndicat ni contraintes administratives) leur apparaissent comme contraires à l’idée d’une école publique juste (ils accusent ces établissements de refuser les élèves les plus pauvres ou handicapés afin de ne pas prendre le risque de voir leurs taux de réussite baisser).
Plus grave, une telle promotion de l’ingénierie sociale et de l’expérimentation scolaire seraient contraires à l’idéal de déségrégation raciale des établissements scolaires, tombé en désuétude un demi-siècle après l’arrêt historique de 1954, Brown vs Board of Education. Après avoir vu le film de Davis Guggenheim dédié à sa gloire, Arne Duncan qualifia sa politique de “moment Rosa Parks”, ce qui laissa les associations des droits civiques pantoises. Rassemblées dans une “National Opportunity to Learn Campaign”, elles condamnent la rhétorique quantitative du ministre. Si elles saluent l’engagement de Washington, elles proposent un contre-programme qui orienterait l’investissement public vers les écoles des quartiers pauvres. A l’impératif de compétition scolaire qu’elles perçoivent comme une privatisation rampante et une dévalorisation implicite des enseignants, elles opposent leur attachement à l’école publique, seule capable de garantir droit civique à obtenir une éducation de qualité lorsqu’on est pauvre et de couleur.
Dans le même esprit, Linda Darling Hammond, conseillère de Barack Obama pour l’éducation pendant la campagne présidentielle, écartée au profit de Duncan, appelle dans un ouvrage qui vient de paraître à un “plan Marshall” de l’éducation, qui abandonnerait l’illusion que le marché est à même de réduire les inégalités scolaires.
Le discours obamanien contre les “rigidités” de l’école s’inspire de l’expérience du ministre en charge de la réforme. A la tête des écoles de Chicago de 2001 à 2009, il a instauré une forme drastique de management éducatif, dont l’éthique et les résultats, bien que contestés, sont salués par des progressistes avant tout soucieux de sortir les pauvres, les Noirs et les Latinos du marasme scolaire. Le sociologue de la pauvreté urbaine William Julius Wilson soutient ainsi avec passion cette purge, en laquelle il voit la meilleure chance qui ait été offerte aux jeunes des minorités de sortir du ghetto. Cette conviction est partagée par une nouvelle génération de maires démocrates qui, aux quatre coins du pays, prennent fermement en main la gestion scolaire et s’attellent à “débureaucratiser le système”.
Le film de Davis Guggenheim célèbre ainsi les audaces éducatives du plus exemplaire d’entre eux, le maire démocrate de Washington, Adrian Fenty. Sa politique scolaire depuis 2008 est en effet conforme au nouvel esprit du temps (dérégulation des écoles, “mauvais” professeurs et principaux renvoyés par centaines, écoles fermées par dizaines, institution de la paye au mérite des enseignants…), ce qui valut à celle qui fut sa superintendante controversée, Michelle Rhee, une notoriété nationale.
Pourtant, à quelques heures de la sortie du documentaire sur les écrans, Adrian Fenty perdait son siège : le 16 septembre, il n’est pas parvenu à convaincre ses électeurs (majoritairement Noirs et pauvres) de la nécessité de prolonger son mandat. Si la thérapie de choc imposée aux écoles des quartiers ne fut pas la cause unique de ce rejet, elle a joué un rôle majeur dans le désaveu infligé à Adrian Fenty.
La restructuration scolaire semble pourtant partie pour s’inscrire dans la durée, d’autant plus qu’il faudra désormais au président démocrate trouver des thèmes bipartisans. Or John Boehner (le nouveau chef républicain de la Chambre des représentants), qui a soutenu la réforme de l’école à la Chambre lorsque George W. Bush la portait, pourrait être un allié de taille. Mais John Boehner fut également le plus farouche opposant au vote d’une enveloppe de 23 milliards de dollars proposée par Obama pour éviter les licenciements massifs d’enseignants en temps de crise. S’il est favorable à la libéralisation de l’école, il n’est pas question de la sauver.
Le discours libéral-réformateur du président sur l’éducation pourrait donc d’autant plus, en des temps de paralysie de l’ascension sociale, lui aliéner une bonne partie de sa base électorale. Les partisans d’un Etat-providence déjà mis à mal par Bill Clinton entendent défendre une école dont ils reconnaissent volontiers qu’elle est malade, mais en laquelle ils voient l’ultime filet de sécurité face à la précarité sociale qui ravage l’Amérique. Ce n’est qu’en convainquant ses concitoyens qu’il peut concilier dérégulation du marché scolaire et justice sociale qu’Obama pourra faire de l’éducation le maître mot de sa campagne de réélection.
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