Obama’s Cracked Image

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L’image fissurée de l’ami Obama

Il existe une tradition de l’autodérision surjouée chez les présidents américains, et Barack Obama s’y est coulé comme les autres. En visite de collecte de fonds au siège de Facebook, en Californie, il commence son speech par ces mots : «Je suis le type qui a réussi à faire mettre une veste et une cravate à Mark.» Rires du personnel rassemblé. «C’est la seconde fois», réplique timidement «Mark» (Zuckerberg, patron de la boîte). «Oui, reprend Obama. La première fois, c’était lors d’un dîner à la Maison Blanche. Tu t’étais senti mal, et je t’ai demandé de les enlever au milieu du repas.» Rires redoublés.

Tout y est. La référence d’Obama à son lointain (et jeune, et cool, et sympathique) prédécesseur Kennedy («Je suis le type qui accompagne Jackie à Paris», avait-il lancé lors d’une visite à de Gaulle dans les années 60). Le copinage entre les deux icônes, l’ami «Mark» et l’ami «Barack», habilement nuancé par un respect formel des antiques étiquettes : Zuckerberg a tout de même fait l’effort d’enfiler une cravate, c’est Obama qui l’autorise à tomber la veste. Les apparences sont sauves. Le Président a répondu ensuite à toutes les questions de ses amis de Facebook. Pour poser une question, il fallait avoir cliqué sur le bouton «J’aime la Maison Blanche». Rien ne trouble le spectacle.

Le lendemain, poursuivant sa tournée de collecte de fonds, Obama participe à un petit-déjeuner de donateurs du Parti démocrate. On devrait aussi se trouver entre amis : tous les présents ont acquitté 35 800 dollars pour grignoter les toasts. Soudain, une tablée entière se lève. C’est un groupe baptisé «Fresh Juice Party», vraisemblablement par référence (et opposition) aux Tea Parties réactionnaires. Sans l’autorisation d’Obama, ils entonnent une chanson en faveur de Bradley Manning. Manning est le soldat accusé d’avoir fourni à Wikileaks les centaines de milliers de télégrammes confidentiels des diplomates américains. Manning est détenu dans une prison américaine dans des conditions humiliantes (obligé de dormir nu et de se présenter nu à l’appel matinal, ne disposant que d’une heure d’exercice par jour, etc.). Il vient d’être transféré dans une nouvelle prison, dans le Kansas, sans que quiconque puisse dire si le transfèrement traduit une réponse de l’administration aux critiques de ses conditions de détention, ou la volonté d’aggraver les mesures d’isolement. Ancien professeur de droit constitutionnel, le cool Obama, celui qui plaisante si délicieusement avec «Mark», s’est toujours refusé à critiquer publiquement les conditions de détention de Manning. Un porte-parole du Département d’Etat a même été limogé le mois dernier parce qu’il avait qualifié ces conditions de «ridicules, contre-productives et stupides».

Donc, la tablée se lève. Et entonne une chanson-plaidoyer pour Manning. «We paid our dues. Where is our change ?» chantent-ils. On pourrait le traduire par «on a payé pour votre campagne. Où est notre monnaie, le changement ?» La meneuse est promptement expulsée par le Secret Service, mais la tablée a bel et bien réussi à interrompre le Président, obligé d’attendre la fin de la chanson. Tout en louant la «créativité» des chanteurs, Obama, selon la journaliste du pool autorisée à assister au repas, semble «assez mécontent». En reprenant, il insiste sur le fait que le changement, au cours de ces deux ans et demie de présidence, s’était avéré «plus difficile que prévu».

Quel rapport ? Manning, comme Zuckerberg, ont participé chacun à sa place aux révolutions arabes. Les lecteurs de Time avaient d’ailleurs choisi Manning comme «personnalité de l’année», avant que l’équipe du magazine n’opte finalement pour Zuckerberg. Peut-on comparer, évaluer, les rôles respectifs de l’un et de l’autre dans la marche vers la liberté et la démocratie ? La possibilité d’appeler à des rassemblements et à des manifs sur Facebook a-t-elle été davantage «déclencheuse» de révolutions que la lecture par les Tunisiens, dans les télégrammes wikileaks, des jugements sévères portés par les diplomates américains sur la corruption du clan Ben Ali ? L’Histoire évaluera peut-être les mérites de l’un et de l’autre. Aujourd’hui, l’un dort nu en prison, tandis que l’autre plaisante avec son ami ce même Président qui refuse de condamner l’humiliation de l’autre, en expliquant que ce n’est pas simple d’exercer le pouvoir (en clair, si l’on comprend bien, qu’il est obligé de composer avec ses amis galonnés de l’institution militaire). Tirez-en les conclusions que vous souhaitez, par exemple celle-ci : comme au siècle dernier, la coolitude s’arrête où commencent les intérêts de l’empire. Cette chanson souriante, entre amis, est peut-être la première vraie fissure dans l’icône Obama.

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