Si Ben Laden n’était pas tombé au champ de déshonneur, deux informations, qui ont presque été submergées par l’allégresse – ou, ici et là, par la consternation – universelle, auraient fait la une de nos journaux.
La première : la catastrophe humanitaire et morale en quoi est en train de se transformer l’intervention de l’Otan en Libye. On volait au secours de populations civiles insurgées confrontées à la folie d’un tyran paranoïaque. Or, tandis que les populations civiles souffrent plus que jamais, et que nos frappes aériennes détruisent les infrastructures d’un pays, dont on souhaite pourtant que les insurgés d’aujourd’hui le dirigent demain, on transforme ce dictateur foutraque en père de famille éploré dont nous avons gratuitement massacré le fils et les petits-enfants. Et cela en totale violation de la résolution des Nations unies qui légitime cette intervention.
Raison de plus de se réjouir que Ben Laden soit mort, mais aussi de craindre que nos erreurs n’en fabriquent de nouveaux.
La seconde information nous vient du Canada : certes, à l’issue des dernières élections, les conservateurs au pouvoir ont été reconduits, mais un parti de gauche, hier minuscule, a jailli de sa marginalité pour devenir la seconde force politique du pays, et la première, de loin, du Canada francophone. Séisme : la bipolarité sur laquelle était fondé le système politique canadien, qui opposait les conservateurs aux libéraux, a volé en éclats.
Or, ce phénomène se généralise. C’est pourquoi, savoir si on assiste dans le monde, et en particulier dans le monde occidental, à une poussée à gauche ou à droite, n’a pratiquement pas de sens. En réalité, les électeurs tendent de plus en plus systématiquement à bousculer les « dualismes » établis, ce qui peut profiter tout aussi bien à une nouvelle gauche qu’à une nouvelle droite. A une gauche différente, fut-elle radicale, comme à une droite différente également plus radicale. Au détriment des droites libérales classiques et des gauches social-démocrates classiques.
Au Canada, donc, cette nouvelle gauche, surgie du diable Vauvert, a fait exploser à la fois le vieux parti libéral et l’indépendantisme québécois. Une page se tourne. En Allemagne, ce sont les écologistes (et dans une moindre mesure les néo-communistes) qui mettent à mal le face-à-face CDU d’un côté, SPD de l’autre. En Italie, la droite classique et la gauche classique disparaissent peu à peu de l’horizon piémontais au profit d’un hégémonisme de la Ligue du Nord, parti ethnico-centré. En Flandre, c’est un processus semblable dont sont victimes les grands partis traditionnels bousculés par un nationalisme linguisto-culturel. En France, il n’est pas exclu que l’un des candidats représentant soit le grand parti libéral de droite, soit le grand parti social-démocrate de gauche, soit éliminé du second tour de l’élection présidentielle par la représentante d’un Front National à la fois xénophobe et antilibéral. En Finlande (comme aux Pays-Bas), ce sont également les deux formations habituellement en concurrence, centre droite et centre gauche, qui ont été devancées par un nouveau venu, le « parti des Vrais Finlandais », surfant sur toutes les frustrations identitaires.
Même au Pérou, droite libérale et gauche réformiste ont été éliminées du second tour de l’élection présidentielle par une nouvelle gauche nationaliste et une nouvelle droite populiste.
Rappelons enfin qu’en Grande-Bretagne, patrie de la bipolarité, aux dernières élections, ni les conservateurs ni les travaillistes n’ont obtenu une majorité à eux seuls.
L’exemple français est, à cet égard, emblématique. Tout a été fait, institutionnellement, pour imposer, à tous les niveaux de notre vie politique, une bipolarisation d’airain, au profit de l’UMP et du PS. Or, l’électorat saisit apparemment toutes les occasions d’échapper à cet antagonisme binaire : un jour en accordant 19 % des suffrages au centriste François Bayrou, un autre en plébiscitant Daniel Cohn-Bendit et les écologistes et, enfin, ces deux alternatives ayant déçu, en gonflant les voiles d’une Marine Le Pen qui, à la façon de certains partis pré-fascisants des années 20, intègre à une idéologie d’extrême droite une rhétorique que ne renierait pas l’extrême gauche.
Ce qui est nouveau, c’est que la décrédibilisation des vieilles recettes, l’aspiration à « autre chose » que le conservatisme libéral propre sur lui ou le socialisme en peau de lapin, peut désormais s’investir dans le pire comme dans le meilleur.
Disons-le autrement : après la double faillite des systèmes qui ont placé au centre de tout, les uns l’Etat, les autres l’argent, l’exigence d’une autre centralité peut profiter, soit à ceux qui veulent de nouveau placer au centre, la race, le sang ou la terre (ou Dieu, comme les islamistes), soit aux nouveaux humanistes qui entendent centraliser l’humain dans toutes ses dimensions.
La responsabilité des démocrates n’en est que plus considérable.
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