On a pu lire ces derniers jours des analyses indispensables sur les conséquences stratégiques de la mort d’Oussama Ben Laden. Or elles laissent possiblement dans l’ombre le plan sur lequel, toujours, parmi les hommes, se joue la mort : l’axe symbolique.
Sur cet axe, il faut dire tout ce qui rapproche deux moments décisifs situés à une décennie de distance : le 11-Septembre dans le matin New-Yorkais, et le 2 mai dans la nuit d’Abbottabad.
Ce qui les rapproche : tout ou presque. Selon un troublant parallélisme des formes, dans les deux cas, la mort arrive du ciel, comme si elle était voulue par d’autres forces qu’humaines. Deux avions dans le ciel de New-York, quatre hélicoptères dans la nuit pakistanaise. La même préparation millimétrée, hyper-technologique, pour remplir l’objectif de mort.
Il y a dix ans : le monde entier regarde le crime sur les écrans, et il faut imaginer Ben Laden lui-même assister à cette mort qu’il a commanditée. Dix ans plus tard, cette photo spectaculaire, publiée dans la presse : à la Maison Blanche, l’angoisse se lit sur le visage de Barack Obama regardant en direct le commando d’élite risquer sa vie pour exécuter la sentence de mort que l’Amérique a prononcée.
Tout se passe comme si les Etats-Unis avaient décidé d’imposer à Oussama Ben Laden une épreuve symétrique de celle qu’il a autrefois fait subir : le ciel s’entre-ouvre, la mort fond sur ses victimes, implacable, ne leur laissant aucune chance, s’offrant à la vue de tous et de celui qui l’a décrétée.
Sur le plan symbolique : à dix ans de distance, la mort d’Oussama Ben Laden serait-elle la vengeance la plus parfaite qu’on ait vue sous le soleil depuis qu’Achille vengea Patrocle en trainant trois fois la dépouille d’Hector autour des murailles de Troie ? Non : voir la mort d’Oussama Ben Laden comme une vengeance serait négliger ce qui sépare, dans la société des hommes, l’intention de “donner la mort”, de celle de “prendre la vie”.
Il y a dix ans, l’intention était évidemment de “prendre” des milliers de vies, de les voler, de les piller, de les faucher. Quant à Ben Laden, sa vie n’a pas été prise : la mort lui a été donnée. Barack Obama aurait pu téléguider depuis la Californie des drones qui auraient détruit des dizaines de vies (9 femmes et 23 enfants vivaient dans la maison d’Abbottabad). Il aurait pu prendre des dizaines de vie pour n’en prendre finalement qu’une seule.
Or il a préféré mettre en jeu la vie de ses soldats : il leur a commandé de pénétrer dans l’antre d’Oussama, suscitant avec son ennemi un ultime corps-à-corps. L’Amérique a voulu donner la mort à Oussama Ben Laden, et a préféré risquer la vie des siens plutôt que de prendre la vie des autres.
Que signifie “donner” une chose comme la mort ? Le don est ce qui, contrairement à l’échange, n’appelle aucune réciprocité : ce qui est donné est donné. Quand la vie est prise, le meurtre d’un homme appelle la vengeance de ses survivants. Le cercle de la vengeance ne s’interrompt jamais. Il faut que Romeo et Juliette se “donnent la mort” pour que se tarisse la rivière de sang qui coule entre les Capulet et les Montaigu.
En donnant la mort à Ben Laden, Barack Obama a interrompu le cercle du même. Il n’est pas certain que l’Amérique maîtrise consciemment, sur le plan symbolique, l’acte qu’elle vient de commettre. En donnant la mort à Oussama Ben Laden, sans prendre la vie d’innocents, l’Amérique trouve enfin la sortie du labyrinthe obscur où elle était brusquement entrée en 2001 en cédant à la tentation de lutter contre la terreur, avec les armes de la terreur.
Il faut imaginer l’effroi de ceux qui depuis dix ans ont juré fidélité à Oussama Ben Laden. Dans la nuit du 2 mai ils ont perdu leur carte maitresse : non pas leur chef, mais leur suprématie symbolique. Depuis le 11-Septembre, que pouvions-nous contre des hommes prêts à sacrifier leur vie pour prendre celle des autres ? Que peuvent désormais les terroristes contre une puissance qui, de nuit et de sang-froid, a choisi de donner à l’un une mort qui manifeste son respect pour la vie de l’Autre ?
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