The Systems Are Weaker than Men

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Les systèmes sont faillibles, davantage que les hommes

Sensiblement différentes des deux côtés de l’Atlantique ont été les réactions au spectacle de Dominique Strauss-Kahn. Pour les Français, l’état du système pénal américain est tout aussi scandaleux que les accusations de la défense – ce système qui humilie hypocritement un prévenu présumé innocent, d’abord en le faisant parader menottes aux mains (le “perp walk”) devant les médias du monde entier, puis en refusant une généreuse caution, et enfin en l’incarcérant avec les petits délinquants et les dangereux criminels de Rikers Island.

Pour les Américains, en revanche, le deuxième scandale est lié à la loi du silence de l’élite française, elle qui connaissait bien les tendances et les frasques de DSK et qui a osé décrire un pur acte d’agression sexuelle comme étant simplement le fait d’un “grand séducteur”. En même temps, une certaine autosatisfaction semble accompagner les deux prétendus scandales : les Français se gargarisent d’un système pénal qui protège la dignité des accusés ; tandis que les Américains sont fiers de montrer que, chez eux, riches et pauvres sont à égalité devant la loi.

Une forme d’amour-propre national est certes de mise, mais la France comme les Etats-Unis feraient mieux de regarder, chacun, les choses à travers les yeux de l’autre. Les Américains – ou, à vrai dire, les féministes américains – devraient se féliciter d’une révolution dans la manière dont les victimes de viol sont traitées. Il y a moins de vingt ans, leurs accusations, si elles arrivaient à être entendues, étaient considérées comme purs mensonges, comme des actes de vengeance ou de honte liés à un rapport sexuel consenti.

A présent, au contraire, ainsi que le démontre la vitesse déroutante avec laquelle DSK a été arrêté, les accusations d’une travailleuse subalterne venue d’Afrique affirmant avoir été violée dans un hôtel de luxe sont, à juste titre, considérées comme tout aussi crédibles que celles d’un riche touriste européen qui ferait état d’un vol à Central Park.

De leur côté, les Français ont raison de souligner que leur système pénal traite les accusés avec un certain respect de leur humanité – chose qui manque cruellement à ces prisons américaines surpeuplées, de plus en plus privatisées, et qui abritent leur lot d’âmes en peine.

Par ailleurs, les Américains feraient aussi bien d’observer à travers des yeux français la cruauté et la dégradation de leur système de justice. Je sais, pour avoir enseigné le droit pénal, que même les Américains éduqués sont parfois surpris d’apprendre que les taux d’incarcération aux Etats-Unis sont six à dix fois supérieurs à toute autre nation développée – avec des taux de criminalité qui, eux, ne sont comparables qu’aux Etats les plus faibles.

Si la suppression, il y a vingt-cinq ans, d’un système discrétionnaire de condamnation a permis une certaine égalité raciale dans les sentences, l’utilisation parallèle de la prison comme instrument premier de la lutte antidrogue a créé l’une des populations carcérale les plus racialement biaisées de la planète. Ainsi, aux Etats-Unis, comme le souligne le sociologue Bruce Western, un jeune homme noir a plus de risque d’aller en prison que d’être diplômé de l’université ou d’entrer dans l’armée – près de huit fois plus de risque qu’un Blanc.

Par conséquent, l’arrestation triomphale et l’exhibition, comme s’il s’était agi d’un trophée, d’un riche homme blanc – français, en plus ! – soumis aux accusations d’une pauvre femme noire et à un essaim de journalistes du monde entier, ne devrait pas aveugler les Américains quant aux failles de leur système pénal. Le système pénal américain, sous ses paillettes et son aspect télégénique, favorise en réalité le ressentiment et légitime une injustice massive, sans mentionner une excitation lubrique cachée sous le terme de “transparence”. Si ce n’est dans la définition de l’hypocrisie que donne La Rochefoucauld, tâchons de ne pas confondre une cruauté généreusement disséminée avec un hommage rendu à l’égalité.

Les précautions qui entourent, en France, un accusé protégé des pires insinuations de la presse respectent le noble principe de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme, qui garantit l’égalité devant la loi de tous les citoyens. L’application de ce concept de dignité, dérivé des privilèges de l’aristocratie, à l’humanité entière, est sans doute l’un des plus grands accomplissements des Lumières, même si sa mise en oeuvre pratique a été, quant à elle, plus inégale en France et ailleurs.

Si ce principe d’égalité de traitement s’est développé tardivement dans le système pénal français, il y est bien présent. Comme l’affirme l’historien du droit James Whitman, l’universalisation, en Europe, du traitement pénal auparavant réservé aux seuls aristocrates souligne une différence de taille avec le système américain qui, lui, n’a fait qu’universaliser le traitement réservé aux esclaves des plantations.

Pourtant, le cas DSK souligne bien qu’un engagement en faveur de la dignité, même avec une facette égalitariste, laisse encore de la place pour un traitement inégal des dignités. Peu importe dès lors la vérité de l’accusation lancée à l’encontre de DSK : il est déjà apparu à de nombreux médias et politiciens que ce dernier n’aurait jamais pu sauver la face avec un tel comportement s’il n’avait été un brillant homme politique et un économiste dévoué à se servir des rouages de la finance internationale pour améliorer la vie des plus pauvres.

La banalisation de son comportement brutal souligne le secret le mieux gardé de la politique française : une tolérance élitiste pour la corruption et la mauvaise conduite, qui est presque aussi aberrante que le goût des Etats-Unis pour les prisons agricoles. Les Américains n’ont donc pas tort de voir la résurgence d’un certain “droit seigneurial” dissimulé derrière ce scandale.

Cette histoire aura laissé de nombreuses victimes sur son passage – non seulement les victimes de viol ou de harcèlement (voire, si les théories du complot s’avéraient justes, la mort programmée d’un homme innocent), mais aussi les victimes à venir si la politique progressiste du Fonds monétaire international venait à échouer. Peut-être devrions-nous saisir cette occasion pour confronter certaines vérités difficiles quant aux péchés de nos systèmes eux-mêmes – et pas seulement ceux de nos hommes politiques.

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