Libye – Bahreïn : les deux poids, les deux mesures
Huit opposants condamnés à la prison à perpétuité hier à Bahreïn. Mais pas question de chatouiller l’allié voisin, l’Arabie Saoudite (que Washington aurait cherché à mettre à contribution face à Kadhafi).
L’Otan continue la guerre en Libye, sans succès décisif. Malgré la mort de dizaines de civils dans des bombardements au cours des derniers jours, et malgré l’hostilité croissante du Congrès américain, l’alliance atlantique tient pour l’instant bon, et poursuit l’offensive.
Difficile de deviner tout ce qui se passe sous le radar des médias. On sait bien peu de choses du soutien logistique apporté au Conseil national de transition libyen. Le responsable du pétrole au sein de la rébellion se plaint de l’insuffisance de l’aide financière fournie par la coalition. Le Conseil national de transition s’est vu promettre une enveloppe de 500 millions de dollars, et espère relancer « bientôt » les exportations de pétrole. D’après le journaliste anglais Robert Fisk, Washington aurait demandé à l’Arabie Saoudite de fournir secrètement des armes aux rebelles (selon une tactique éprouvée depuis la fin des années soixante-dix). Le Pentagone a reconnu que l’afflux d’armes en Libye risque de profiter aux groupes armés d’Afrique du Nord qui se réclament d’Al-Qaida.
Les pays occidentaux semblent prêts à faire tout le nécessaire (…?) pour parvenir à la chute de la dictature au pouvoir en Libye – mise à part peut-être l’Italie, sans doute trop dépendante du pétrole (et des pétrodollars) de son ancienne colonie pour ne pas risquer de fléchir.
Les grandes compagnies pétrolières occidentales ont beaucoup à gagner en Libye.
A Bahreïn, c’est une autre histoire.
Huit leaders de la communauté chiite de la petite île du golfe Arabo-Persique ont été condamné à la prison à vie hier pour conspiration contre le pouvoir royal sunnite, en même temps que treize autres accusés, qui purgeront de lourdes peines. Pour protester contre ce procès expéditif, des militants chiites ont à nouveau dressé des barricades dans les rues de la capitale, Manama.
En tout, plus de quatre cents personnes seront jugées pour leur participation au mouvement de rébellion apparu en mars.
La police du régime a torturé jusque dans les hôpitaux de nombreuses personnes blessées au cours des manifestations, accuse Médecins sans Frontières.
Malgré la très mesurée condamnation de Washington (qui s’est contenté d’inscrire début juin le royaume de Bahreïn sur une liste des pays violant les droits de l’homme), les tortures d’opposants ont, semble-t-il, continué, et ce en dépit de la levée officielle de la loi martiale le 1er juin.
L’île de Bahreïn accueille la base de la cinquième flotte de la marine des Etats-Unis, chargée de la sécurité du golfe Arabo-Persique.
C’est le royaume voisin d’Arabie Saoudite qui a mis un terme aux importantes manifestations du début du mois de mars, en dépêchant ses troupes sur l’île. Le roi de Bahreïn a par la suite remercié l’Arabie Saoudite pour lui avoir permis de déjouer ce qu’il qualifie de « complot venu de l’extérieur ». Bahreïn est reliée à l’Arabie Saoudite par un pont, la Chaussée du roi Fadh, du nom du souverain qui régna en Arabie Saoudite jusqu’en 2005.
La population de l’île de Bahreïn (1,2 million d’habitants) compte une large communauté chiite dominée par un pouvoir sunnite. Une situation similaire prévaut dans la Province orientale de l’Arabie Saoudite, située juste en face de Bahreïn, et qui recèle les champs de brut géants de la première puissance pétrolière mondiale.
La répression à Bahreïn a déclenché de vastes manifestations au sein de la communauté chiite en Irak, ainsi que de vives protestations de la part du régime chiite iranien.
Certains lecteurs vont sûrement me reprocher, comme après mon post précédent sur les causes de la guerre en Irak, de faire preuve d’angélisme, tout en enfonçant des portes ouvertes. Je laisse l’éditorialiste fulminant d’Asia Times, Pepe Escobar, dire l’évidence : « Comme le veut l’inextricable nœud qui unit les Saoudiens et Washington, la démocratie peut être acceptable pour la Tunisie, l’Egypte et la Libye ; mais elle constitue une très mauvaise idée en ce qui concerne l’Arabie Saoudite, Bahreïn et les autres dictatures amies du golfe Persique. »
La géopolitique du pétrole, c’est l’éléphant oublié au milieu du salon. Quand on veut bien se souvenir de sa présence, celle-ci s’impose comme un truisme indigeste : trop évident, trop nécessaire pour être assimilée dans le débat public des démocraties avides de brut. Qu’est-ce que vous voulez ma p’tite dame, l’éléphant est trop gros pour être mû !
Entre 2009 et 2010, le montant des ventes d’armes à Bahreïn autorisées par Washington est passé de 88 à 200 millions de dollars. Les troupes de la Garde nationale saoudienne chargées de normaliser la situation à Bahreïn bénéficient depuis toujours d’équipements et d’une formation fournis par les Etats-Unis. Elles ont également été entraînées par la Grande-Bretagne.
La France, elle aussi, a sa “dictature amie” dans le golfe Arabo-Persique. L’émirat d’Abu Dabhi, qui héberge depuis 2009 une base militaire française, et s’apprête à inaugurer une succursale du musée du Louvre, est le pays arabe le plus étroitement lié à la coalition qui bombarde en ce moment la Libye.
Selon Robert Fisk, la pusillanimité de Washington à l’égard de Bahreïn et de l’Arabie Saoudite « marque le point le plus bas du prestige des Etats-Unis dans la région depuis que Roosevelt a rencontré le roi Abdul Aziz à bord de l’USS Quincy sur le Grand Lac Amer en 1945 ». Robert Fisk, l’un des observateurs les plus respectés de la politique dans le monde arabe, ajoute : « L’incapacité d’Obama à soutenir les révolutions arabes avant qu’elles ne soient quasiment achevées a dissipé le peu de crédit que conservaient encore les Etats-Unis dans la région. » (Un peu comme pour la France, en fait.)
La dernière fois que l’armée d’un pays du golfe Arabo-Persique était entrée dans un autre pays du golfe, c’était l’armée irakienne au Koweït, en août 1990… Ce mois-ci, un bloggueur de nationalité koweïtienne a été arrêté à Bahreïn pour avoir posté sur Twitter des informations sur la répression de la rébellion dans l’île.
L’histoire fait de bizarres cercles concentriques autour de ce golfe-là, où se trouve plus de la moitié des réserves mondiales de pétrole.
L’incapacité des Etats-Unis et des autres démocraties occidentales à dire son fait à l’Arabie Saoudite peut résonner comme un avertissement. A mesure que les réserves pétrolières s’épuiseront ailleurs dans le monde, les puissances du Golfe, à commencer par l’Arabie Saoudite, deviendront de plus en plus importantes et de moins en moins critiquables. « Le monde va de plus en plus dépendre d’un nombre très restreint de pays du Moyen Orient », mettait en garde il y a quelques semaines le chef économiste de l’Agence internationale de l’énergie, Fatih Birol.
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