L’ «affaire» était trop parfaite : un homme blanc, puissant, riche et respecté aurait violé une jeune femme de ménage noire, immigrée, victime de violences dans son pays d’origine et qui malgré tout tentait seule d’élever dignement son enfant… Le bras de la justice frappe immédiatement le «présumé coupable», arrêté, inculpé, livré en pâture aux médias et à l’opinion publique. Les Etats-Unis font la preuve qu’au pays de l’égalité démocratique, et à l’inverse de ce qu’écrivait La Fontaine, les puissants sont traités comme les plus modestes.
Six semaines plus tard, tout s’effondre : de l’aveu même du procureur du district de Manhattan, Cyrus Vance Jr., dans une lettre datée du 30 juin et adressée à la défense de Dominique Strauss-Kahn, la victime, Nafissatou Diallo, aurait menti, non seulement lors de la procédure, mais aussi lors de son entrée aux Etats-Unis. Et les commentaires de repartir de plus belle, mais cette fois pour s’en prendre à la plaignante – qui serait une menteuse -, à la justice et aux médias – dont les pratiques combinées sont une vraie mise au pilori, comme au Moyen Age, et vident de contenu la présomption d’innocence -, et enfin aux «mœurs» américaines – une sorte de puritanisme aveugle qui n’aurait pas beaucoup évolué depuis la Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne.
Au-delà des faits et des préjugés, que nous révèle ce feuilleton ? Il montre que non seulement la justice est une institution humaine, donc faillible, mais que son application dans l’Etat de New York fait débat à trois niveaux : politique, médiatique et juridique.
Cyrus Vance, le procureur démocrate, est un élu soumis à la contrainte de l’opinion publique. Cela peut entraîner une certaine démagogie car la défense des biens et des personnes n’est plus seulement un principe mais un objectif professionnel. Un procureur élu est aussi prudent car il ne peut risquer l’erreur judiciaire. L’acharnement s’avère contre-productif, surtout dans un dossier où il n’y a qu’un seul témoin à charge, la victime. Le spectre d’une récente affaire en Caroline du Nord hante sans doute ses décisions. En 2006, trois jeunes sportifs blancs de l’université Duke furent accusés d’un viol collectif par le procureur Mike Nifong sur la foi du seul témoignage de la victime, une étudiante noire du nom de Crystal Mangum. L’affaire tourna à l’avantage des accusés et conduisit le procureur à être radié du barreau. Ce précédent ne peut qu’inciter Cyrus Vance, brillant juriste mais surtout fin tacticien, à une certaine modération.
Néanmoins, peut-on encore parler de modération après la mise en scène de l’inculpation de Dominique Strauss-Kahn ? A l’inverse de la France où ce type d’exhibition est interdit, la perpetrator walk est une habitude de la police new-yorkaise depuis les années 80, en partie pour montrer à l’opinion que les accusés sont bien traités dans les commissariats de la ville. Elle s’est généralisée sous l’impulsion de Rudy Giulani, alors procureur, afin de lutter contre les criminels en col blanc qui, le plus souvent, ont les moyens financiers et relationnels d’éviter une condamnation. La perp walk garantit au moins l’humiliation au tribunal de l’opinion publique. Mais qu’en est-il dès lors de la présomption d’innocence ? Qui n’aurait pas l’air coupable en étant menotté, hagard, et entouré de policiers ? Loin d’être un contre-pouvoir, les médias participent à une collaboration avec l’accusation en flattant les pires sentiments populaires. C’est pourquoi la pratique fut elle-même contestée devant les tribunaux par d’anciens accusés, notamment à la fin des années 90, en arguant d’une violation du 4e amendement qui protège de certains abus judiciaires. Il n’y eut cependant aucune conséquence pratique autre que de préciser les conditions d’application de la perp walk. Cette transparence est là pour rester sauf s’il est attesté que ses conséquences pourraient mettre à mal l’équité du procès – le due process of law – ce que les tribunaux fédéraux n’ont pas reconnu.
Enfin, le rôle du couple mensonge-vérité dans la procédure judiciaire est essentiel. Si le procès a lieu, le jury est composé de 12 membres chargés d’aboutir à un verdict à l’unanimité. Le doute n’est pas permis. D’où l’importance de la crédibilité des témoins et le choc des dernières révélations sur la victime. Une seule est directement liée à l’accusation de viol, mais toutes vont dans le sens d’un témoin qui n’est pas fiable. Il est difficile d’envisager de convaincre un jury à l’unanimité sur une telle base. L’affaire paraît compromise pour le procureur, alors même que l’accusation de viol demeure au vu des preuves matérielles d’un rapport sexuel. On le voit, le puritanisme n’a rien à voir avec cette attitude. Il s’agit tout simplement d’une question qui relève de la pratique de laCommon Law : dans un système où la parole du témoin est fondamentale, toute suspicion est décisive. L’avocat de la défense, Kenneth Thompson, a beau mettre en avant la brutalité des faits, une fois que le doute est instillé, la procédure se fragilise : la véracité compte plus que la vérité. En ce sens, le pragmatisme de la procédure conduit à définir l’innocence comme la simple persistance d’un doute raisonnable, ce qui joue en faveur de l’accusé.
En apparence, la justice new-yorkaise n’est pas vraiment grandie de la façon dont l’affaire Strauss-Kahn est traitée. Considérations politiques, médiatiques et procédurales se conjuguent pour transformer une histoire profondément choquante en gâchis d’où personne ne semble ressortir indemne. Cependant, malgré ses excès, la justice américaine reste capable de corriger ses erreurs – ne serait-ce que par le biais de l’élection des procureurs et des juges locaux – à l’inverse d’une justice française où l’opacité et la rigidité peuvent avoir des conséquences dramatiques.
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