Il y a quelques années, nous étions en vacances familiales sur une plage de Floride. Ma fille, alors âgée de deux ans, décida après une baignade d’ôter son maillot qui la gênait. Très vite une certaine agitation gagna les autres estivants qui nous regardaient avec embarras. Quelques minutes plus tard, un solide sheriff, bardé d’un arsenal capable de détruire une ville entière, vint nous apostropher : nous devions rhabiller la petite sous peine d’amende. Celle-ci, croyant à un jeu, commença à courir.Nous lui courrions derrière et le sheriff courrait derrière nous. Nous finîmes par la rattraper dans un grand éclat de rire mais le colosse en uniforme ne plaisantait pas : au pays de l’Oncle Sam, la nudité sur les plages est interdite, même pour les nourrissons.
L’Amérique du Nord, à l’évidence, a un problème avec le sexe qui vient de son héritage protestant mais elle veut en plus donner des leçons au monde entier. La qualifier de puritaine ne suffit pas car c’est un puritanisme retors, d’après la révolution des mœurs, qui parle le langage de la liberté amoureuse et coexiste avec une industrie pornographique florissante. C’est très exactement un puritanisme lubrique : à quoi ont servi les affaires Clinton ou DSK ? A condamner l’érotisme pour mieux en parler, à se pourlécher des semaines, des mois durant de détails croquignolets, à évoquer la fellation, la semence, les organes génitaux avec une gourmandise faussement indignée. La jubilation obscène avec laquelle Kenneth Thompson a évoqué le vagin “agressé” de sa cliente Nafissatou Diallo est révélatrice à cet égard. Dira-t’on que dans le cas de Bill Clinton, c’est le mensonge qu’on a sanctionné plus que la passade avec la stagiaire de la Maison Blanche ? C’est évidemment faux puisque Georges Bush a menti sur les armes de destruction massive en Irak, supercherie infiniment plus grave, et n’a pas été inquiété pour cela. Eut-il couché avec son assistante, on l’eut immédiatement condamné aux galères, à la roue, au fouet. Mais les crimes de sang sont moins graves, apparemment, que les outrages conjugaux.
Il semble que l’establishment médiatique d’outre-Atlantique, si prompt à condamner la France à travers l’un de ses représentants, ait déjà oublié les tortures d’Abou Grahib : des grappes d’hommes nus entassés les uns sur les autres ou forcés de se masturber, sous les ordres, notamment, de la sergente Lynndie England qui en tenait certains en laisse (les femmes, en position de pouvoir ne sont pas meilleures que les hommes, on le sait depuis le nazisme). La torture existe partout, même dans les nations démocratiques, mais seul un pays malade de sa sexualité peut imaginer de tels sévices. On s’étonnera par ailleurs que Dick Cheney et Donald Rumsfeld, soupçonnés de corruption et d’incitation aux interrogatoires violents, n’aient pas été poursuivis, après 2008, par la justice de leur pays toujours encline à sanctionner la moindre peccadille amoureuse.
Punir la France pour l’Irak, pour Roman Polanski, pour les lois sur le voile et le niqab, mettre au pas cette nation récalcitrante qui s’entête dans ses mœurs dissolues, tel est le sens ultime de l’affaire DSK au moment où l’Amérique mord la poussière et cherche des boucs émissaires commodes à son déclin. Un exemple entre mille ? Dans le très sérieux magazine Newsweek du 29 juillet dernier, la correspondante Joan Buck explique à ses lecteurs la sexualité archaïque des Français : chez les barbares gaulois, les femmes journalistes couchent avec tous les hommes politiques, par plaisir et aussi pour garantir leurs sources, le droit de cuissage est une institution, des stations services aux bureaux, les secrétaires doivent faire des gâteries à leurs employeurs pour garder leur boulot, toutes les personnes de sexe féminin sont qualifiées de “salopes” et le pays oscille en permanence entre le marquis de Sade et Simone de Beauvoir. On se pince, on se frotte les yeux, non on n’est pas en train de lire un numéro de la Pravda datant de la guerre froide. Il est navrant que dans l’Hexagone, tant de médias, tant de grands esprits, tétanisés par l’événement, nous aient exhorté au repentir national sans effectuer eux-mêmes la moindre enquête sérieuse. Nous avions couvé un monstre en notre sein, nous devions expier notre machisme congénital.
Il s’est passé en effet aux Etats-Unis un phénomène singulier qui n’a pas touché l’Europe : l’alliance du féminisme et de la droite républicaine, ultra conservatrice. Ces deux forces se sont unies, au nom d’intérêts différents, pour refermer le couvercle ouvert par les années 60-70. Voilà pourquoi tant d’intellectuelles féministes, telle une Joan Scott spécialisée dans le frenchbashing, sont devenues de purs et simples propagandistes du département d’Etat, chargées de promouvoir urbi et orbi l’American way of life. Cela explique l’ambiance de maccarthysme moral qui touche là-bas les choses de l’amour et dont les Américains les plus lucides s’alarment depuis longtemps. Dès le début des années 90, pour tout professeur étranger venant enseigner à l’université, de strictes consignes furent édictées : ne jamais recevoir une étudiante dans une pièce fermée à moins d’enregistrer la conversation, ne pas prendre l’ascenseur seul avec l’une d’elles et bien entendu ne pas entretenir une relation avec une femme de la faculté, même majeure et consentante, sous peine de renvoi immédiat. Les relations de travail dans les bureaux sont elles-mêmes assujetties à un certain nombre de règles : éviter les tenues trop seyantes, les conversations équivoques, les propos déplacés, s’engager à ne pas nouer de relations intimes entre collègues à moins de les conclure par un mariage. On se souvient peut-être de cette université de l’Ohio qui avait tenté au début des années 90, appuyée par la principale organisation féministe de l’époque, de promulguer une charte réglementant l’acte intime entre étudiants : ceux-ci devaient en prévoir par écrit toutes les étapes jusqu’au moindre détail, toucher ou non les seins, enlever le corsage et faire enregistrer ce programme devant un responsable. La proposition, heureusement, ne fut pas retenue. Cette codification folle est le lot d’une société paniquée, dépourvue de toute culture amoureuse et qui veut imposer une police du désir à tous.
De quoi s’agit-il en l’occurrence ? De redoubler la condamnation des plaisirs par la criminalisation de l’acte hétérosexuel : tout homme est un violeur en puissance, toute femme une victime potentielle. Le compliment est la première étape du harcèlement, la drague un viol anticipé, la galanterie un euphémisme pour dissimuler la volonté de prédation. La chair est corruptrice, le désir dangereux. Même si DSK était acquitté, il resterait coupable : sa faute se déduit de son statut. Mâle blanc, riche et européen, c’est-à dire décadent, il ne peut être autre chose qu’un agresseur compulsif. Il n’y a pas que les hommes politiques aux Etats-Unis à être poursuivis par l’indiscrétion médiatique (les deux dernières victimes de cette chasse sont l’élu démocrate Anthony Weiner coupable d’avoir envoyé des photos de ses appâts virils via Twitter à des dames rencontrées en ligne et Arnold Schwarzenneger, père d’un enfant illégitime obtenu avec sa bonne). N’importe quel Américain peut tomber à un moment ou à un autre sous les fourches caudines de cette inquisition démocratique. A la réprobation compréhensive de l’adultère en France répond sa condamnation outre-Atlantique : c’est plus qu’un faux pas, une faute qui mérite sanction judiciaire et rééducation psychiatrique. Certains groupes de soutien aux femmes ou aux hommes trompés comparent le traumatisme ressenti lors d’une incartade à celui des attentats du 11-Septembre. La trahison conjugale est du même ordre qu’une trahison nationale,c’est une violation du pacte qui lie ensemble tous les citoyens. Il existe sur la côte Est une émission quotidienne du matin qui relate des cas d’infidélité conjugale, mêlant anathème public pour les coureurs et humiliation pour les maris trompés à qui l’on brandit, par exemple, des tests ADN prouvant que leur enfant n’est pas d’eux.
Entendons-nous : de part et d’autre de l’Atlantique le viol est un crime, le harcèlement un délit et c’est un progrès objectif. De part et d’autre, les tensions entre hommes et femmes, consécutives à l’émancipation, demeurent et s’exacerbent parfois. Mais tandis qu’aux Etats-Unis, cette coexistence semble toujours au bord de la guerre, sous l’œil vigilant des avocats prêts à faire les poches des époux désunis, l’Europe latine semble mieux protégée de ce fléau par une culture ancienne de la conversation et une tolérance aux faiblesses humaines. Le pari de la France, c’est de composer avec les ambivalences du cœur, de civiliser le désir à partir de ses impuretés tout en respectant l’intimité des personnes. Aux Etats-Unis, la sexualité est le biais par lequel chaque citoyen devient potentiellement la propriété des autres. La vie privée disparaît, l’impératif de transparence conduit au triomphe de l’hypocrisie et à la surveillance de tous par chacun.
L’effet désastreux du cas Strauss-Kahn, s’il est confirmé que la plaignante n’a pas dit la vérité, c’est qu’il va disqualifier les vraies victimes qu’on soupçonnera de mensonges et de vénalité. Ni les médias ni la justice ne sortiront grandis de cette histoire même si le procureur Cyrus Vance a eu l’honnêteté, dès juillet, de reconnaître la minceur du dossier. N’espérons pas qu’en cas de non-lieu, les grands organes de presse de la côte Est, qui ont lynché l’ancien directeur du FMI avant même qu’il ne soit jugé, présenteront leurs excuses. Touristes français qui partez outre-atlantique, soyez prudents ; si jamais vous prenait l’envie de batifoler avec un ou une autochtone, munissez-vous d’une décharge officielle : que votre partenaire, mâle ou femelle, reconnaisse par écrit qu’il vous autorise à jouir de son corps. Nous avons beaucoup de choses à apprendre de nos amis américains mais certainement pas l’art d’aimer.
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