We Were All Americans

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Nous étions tous Américains

Les attentats du 11 septembre n’ont pas seulement été un événement politique majeur, traumatisant un pays et choquant un monde interloqué. Ils ont aussi mis à nu les sentiments qui se nichent au plus profond de la nature humaine : l’émotion et la solidarité, mais aussi le cynisme et la haine. En ce dixième anniversaire, nous nous rappellerons sans doute où nous étions à 9 heures du matin de ce jour fatidique, mais l’important est de nous demander « qui nous étions ».

« Nous sommes tous Américains », s’était exclamé le directeur du Monde, Jean-Marie Colombani, au lendemain des attentats, exprimant sa compassion pour les victimes, mais aussi sa défense d’un idéal humaniste qui, ce jour-là, fut la cible de la flibuste terroriste.

Le 11 septembre, en effet, les hommes d’Al-Qaïda s’en prirent avec la même rage aux deux visages des Etats-Unis : à l’hyper-puissance globale « dominatrice et sûre d’elle-même », mais aussi à une certaine idée de l’Amérique, issue de la Déclaration d’indépendance de 1776 et dont le libéralisme politique, inspiré des Lumières, a irrigué la pensée démocratique universelle.

Les hommes de main d’Oussama Ben Laden ne furent pas les seuls à exprimer leur haine de ces deux Amériques. Le 11 septembre au soir, alors que les New-Yorkais de toutes nationalités pleuraient leurs morts, des paroles toxiques décapèrent chez d’autres leur mince vernis d’humanité.

« Ils l’ont bien cherché », marmonnèrent-ils. La barbarie fut ainsi justifiée au nom de la revanche et du ressentiment, peu importent les milliers de victimes innocentes piégées dans les avions et dans les tours. « Innocentes ? ». Comme un écho lointain des croisades meurtrières contre les Cathares, la phrase de l’abbé Arnaud Amaury devant Béziers l’insoumise se mit à rôder parmi ceux qui « comprenaient » les attentats : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens. »

Cette réaction fut encore plus indigne lorsqu’elle s’exprima dans des milieux qui avaient souffert du terrorisme. En Argentine, une vive polémique opposa le journaliste et défenseur des droits de l’homme Horacio Verbitsky, qui avait durement condamné les attentats, à Hebe de Bonafini, l’une des fondatrices des Mères de la place de Mai, une association célèbre pour son opposition à la dictature militaire entre 1976 et 1983.

« J’étais à Cuba quand j’ai appris la nouvelle, déclara-t-elle. Je ne vais pas être hypocrite : j’ai ressenti de la joie ». Répondant à son contradicteur, l’un des plus éminents journalistes progressistes de l’Amérique latine, elle le qualifia de « serviteur des Etats-Unis » !

Comment expliquer qu’une personne se réclamant haut et fort du statut de victime puisse ainsi se laisser égarer par le ressentiment et l’idéologie, au point d’ignorer la douleur des autres ? Comment ne pas voir que les terroristes du 11 septembre appartenaient à la même engeance que les militaires argentins, qui, dans leurs Ford Falcon banalisées, enlevaient des militants et des dissidents pour les supplicier dans les centres de torture, avant de les faire disparaître dans les eaux glacées du Rio de la Plata ?

Les attentats du 11 septembre 2011 ont conduit certains à absolutiser ce crime, à en proclamer l’unicité, au point d’oublier ou de mésestimer les autres crimes. Mais d’autres ont cherché au contraire à le relativiser, en le confrontant aux dizaines de milliers de morts des guerres menées ces dernières décennies par les Etats-Unis et leurs alliés, du Moyen-Orient à l’Amérique latine, ou en le comparant à d’autres massacres de masse beaucoup moins médiatisés.

L’émotion, malheureusement, est souvent borgne. Combien d’Américains s’indignèrent-ils lorsque, le 11 septembre 1973, le général Pinochet renversa le président Allende, avec la caution de Washington, déclenchant une répression qui fit plus de victimes que le 11 septembre 2001 ? Combien d’entre eux furent-ils révulsés par le génocide rwandais en 1994, alors qu’entre les mois d’avril et de juillet 1994, il y eut au Pays des mille collines « trois 11 septembre par jour pendant 100 jours », plus de 800.000 morts ?

Comment ne pas se laisser égarer par ces asymétries de l’indignation ? En rappelant que la comparaison est légitime lorsqu’elle affirme la nécessité d’accorder la même valeur à tous les êtres humains et de condamner tous les crimes contre l’humanité. En soulignant qu’elle est une infamie lorsqu’elle cherche à « expliquer » une action terroriste dès lors qu’elle touche un adversaire, à couvrir les exactions commises par ses alliés ou à justifier ses propres brutalités. En apprenant aussi à penser et à ressentir d’une manière plus universelle.

Certes, les sentiments, l’émotion, la compassion sont inévitablement influencés par la proximité, que celle-ci soit personnelle, géographique ou culturelle, avec les victimes. Toutefois, si l’empathie avec les proches est naturelle et vitale, l’est-elle autant lorsqu’elle exprime des attachements qui relèvent de la nation, de l’ethnie, de l’idéologie ou de la foi ?

L’un des défis de notre temps, marqué par les affirmations et les replis identitaires, est de se prémunir contre un communautarisme de la compassion et un nationalisme de l’indignation. « Il s’agit, écrit le journaliste philosophe Jean-Claude Guillebaud dans Le Nouvel Observateur, de concilier deux aspirations distinctes qu’il importe de ne jamais disjoindre : d’un côté, l’attachement à un pays, une tradition, une particularité culturelle et, de l’autre, un horizon ouvert d’universalité ». Cette réflexion, appliquée par l’auteur au « patriotisme et à sa contrefaçon, le nationalisme », vaut pour les autres « attachements », qu’ils soient religieux ou idéologiques.

La commémoration du 11 septembre devrait dès lors nous rappeler l’urgence de bannir les indignations sélectives. Elle devrait nous mettre en garde contre la tentation, à laquelle céda l’administration Bush, de répondre à la terreur par l’illégalité, l’arbitraire et la torture. Elle devrait aussi et surtout mettre en exergue notre commune humanité.

En ces temps confus où, sous les coups des extrémismes et des obscurantismes, des repères essentiels flageolent, l’universalité des valeurs, l’égalité des êtres et l’expression affable des particularités devraient être plus que jamais les piliers de l’idéal démocratique, au diapason de sociétés de plus en plus diverses et complexes. A l’image de cette ville de New York, si singulière et si plurielle, où les victimes des attentats appartenaient à près de 100 nationalités.

« Je ne suis ni d’ici ni d’ailleurs, chantait le troubadour argentin Facundo Cabral, vilement assassiné début juillet au Guatemala. Etre heureux est la couleur de mon identité ». C’était aussi l’identité des victimes du 11 septembre, des jeunes abattus le 23 juillet dernier sur l’île d’Utoya, de tous les êtres humains emportés par les terrorismes idéologiques, ethniques, religieux ou d’Etat qui salissent et ensauvagent le monde.

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