Todd: “The Reality Is that America Is Always at War”

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« De la guerre en Amérique », c’est l’ouvrage d’un jeune historien, Thomas Rabino. Ce dernier s’est intéressé à la culture de la guerre et la militarisation de l’hyperpuissance américaine. Un diagnostic global et efficace, qu’a lu Emmanuel Todd pour Marianne2.

Il fut un temps heureux où Auguste Comte pouvait croire que la société industrielle succéderait aux sociétés militaires, que la modernité ferait un jour de la guerre un stade dépassé de l’histoire humaine. La première guerre mondiale, suivie de la deuxième, mit fin à cette illusion. Mais enfin, il nous restait le rêve que l’avènement mondial de la démocratie allait peut-être enfin nous ramener à une trajectoire comtienne de l’humanité.

Dans un monde libéré de Guillaume II, du Tsar de Russie, d’Hitler, de Staline, des militaristes japonais, des puissances coloniales française et anglaise, la paix allait enfin régner. L’état d’esprit actuel des Européens est assez proche de cet idéal. Leur puissance militaire s’étiole, au rythme des déficits et des compressions budgétaires. Ils croient tellement à la paix qu’ils ne veulent pas voir que leur grand allié et leur protecteur, leur démocratie idéale, l’Amérique, évolue dans une toute autre direction et porte au schéma d’Auguste Comte le coup mortel et définitif.

Un jeune historien, Thomas Rabino, a enfin accepté de regarder la réalité en face dans un livre foisonnant et indispensable. De la guerre en Amérique ne se contente pas d’étudier l’action internationale des Etats-Unis, d’observer, comme c’est l’usage, au Moyen-Orient ou ailleurs, leur lutte impériale pour le contrôle du pétrole.

LA RÉALITÉ DE L’AMÉRIQUE EST QU’ELLE EST TOUJOURS EN GUERRE

Thomas Rabino fait de l’histoire sociale et culturelle autant que diplomatique et militaire et il porte un diagnostic global sur la militarisation de la société américaine. Il étudie tout, avec un enthousiasme de défricheur : le rapport des grandes entreprises à l’armée, la surreprésentation des vétérans au congrès, la place du drapeau à l’école et ailleurs, les jouets et les jeux vidéos, le complexe militaro-cinématographique, utile complément culturel au complexe militaro-industriel dénoncé par le président Eisenhower en fin de mandat.

Rabino étudie la contribution de l’armée à la réalisation des films de guerre, la torture dans les séries télévisées, le vocabulaire volontiers barbare des responsables de la communication militaire, le débat sur les éventuels dégâts sanitaires dus à l’uranium appauvri des munitions, nous donnant, chaque fois que c’est possible, des statistiques sur l’évolution de ces phénomènes significatifs.

Les fluctuations d’une opinion mobile, patriotique et démocratique, manipulée ou résistante selon les circonstances, adhérant ou refusant le discours officiel, sont saisies et suivies par des sondages. Il le faut : la réalité de l’Amérique est qu’elle est toujours en guerre, ainsi que son immense armée, son gigantesque budget militaire, ses bases, ses interventions incessantes en témoignent.

Mais elle est aussi une démocratie officiellement anticolonialiste et sa culture de guerre ne peut être celle d’un banal impérialisme, d’un banal fascisme, ou même celle de la vieille Europe qui avait fait la guerre tellement longtemps qu’elle pouvait la considérer comme une nécessité d’ordre météorologique.

L’Amérique n’en finit pas de faire la paix, par les armes. Et la population doit suivre, approuver, participer. Elle peut même imposer certains reflux de la pratique guerrière, des replis, au Vietnam, en Irak. Mais une tendance de fond, à la hausse, transcende ces fluctuations conjoncturelles. Rabino s’intéresse aux phénomènes de longue durée, il nous libère du court terme journalistique en retraçant la montée en puissance de cette culture de guerre.

Sa description de la continuité de la politique extérieure américaine dans son rapport à l’Irak Saddam Hussein est particulièrement impressionnante d’efficacité, de la première guerre du golfe à un embargo qui permet le contrôle, via l’ONU des exportations pétrolières irakiennes, jusqu’à une invasion rendue nécessaire par la montée des critiques sur les conséquences humanitaires déplorables de l’embargo. Pour Thomas Rabino, le 11 septembre n’est pas un tournant, mais, un aléa qui n’affecte pas fondamentalement la continuité de l’action américaine. Le privilège de l’historien est de ne pas se laisser emballer par l’émotion de l’instant ou le spectaculaire télévisuel.

Reste que l’après-onze septembre marque quand même une accélération, un emballement des phénomènes de manipulation de l’opinion par la peur, d’encouragement à la violence par déshumanisation de l’ennemi.

Où en sommes nous aujourd’hui ?

L’AMÉRIQUE EST DÉSORMAIS UNE NATION MILITAIRE, QUI VIT PAR ET POUR LA GUERRE

L‘Europe, tout à son rêve de paix perpétuelle, a voulu croire que l’élection d’Obama marquait la fin de l’accident bushien, qu’une embardée militariste et anti-humaniste pour ainsi dire accidentelle s’achevait. Rabino est évidemment sceptique sur ce point et il montre à la fin de son livre à quel point les bonnes intentions et les beaux discours d’Obama n’ont pas vraiment affecté les paramètres habituels de l’action américaine. Mais au-delà des actes d’Obama, c’est l’épaisseur de la culture de guerre américaine qui doit nous rendre prudents.

La critique de l’Amérique s’attache le plus souvent à dénoncer son régime économique, ses inégalités, ses escroqueries financières. Thomas Rabino va beaucoup plus loin, et frappe beaucoup plus juste. Il nous dit que l’Amérique est désormais une nation militaire, qui vit par et pour la guerre, et que nous allons devoir continuer de nous en méfier.

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