Obsolète le rêve américain ? La promesse qu’un homme de rien puisse, aux Etats-Unis, plus que nulle part ailleurs, nourrir les espoirs de fortune les plus délirants, n’est-il plus qu’une chimère ? Le constat cruel, presque déshonorant pour la première économie mondiale, a été dressé par les équipes mêmes du président américain, Barack Obama, mi-février. En page 177 du rapport économique annuel du président remis au Congrès figure ce qu’on appelle “la courbe de Gatsby le Magnifique”. Le roman de Francis Scott Fitzgerald, peinture de la vanité bourgeoise de l’Amérique des années 1920, donne son nom à un graphique où se croisent, sur un axe horizontal, les données mesurant le degré d’inégalité des revenus et, à la verticale, le lien entre le revenu du père et celui de ses descendants, baromètre de la mobilité sociale.
Que nous dit cette courbe ? Quel que soit l’angle sous lequel on l’observe, les Etats-Unis sont les plus mauvais. Les inégalités de richesses se mêlent à un immobilisme social que l’on pensait réservé à la Veille Europe. L’Amérique de Paris Hilton se range ainsi loin derrière les pays nordiques, mais aussi derrière la France, la Nouvelle-Zélande, le Japon et le Royaume-Uni…
L’ampleur et la distorsion des richesses outre-Atlantique ont déjà été démontrées par les travaux de l’économiste et historien français Thomas Piketty. Mais aborder cette question avec un Américain et il vous sera répondu que “les riches sont riches parce qu’ils le méritent”. Que l’idée quasi communiste qui consisterait à prendre aux fortunés pour donner aux plus démunis n’est pas une juste récompense du talent. A force de pugnacité, un citoyen américain ne doit-il pas un jour ou l’autre être en mesure d’atteindre le haut de la pile ? “No pain, no gain”, entend-on. La “courbe de Gatsby le Magnifique” offre un démenti cinglant à cette théorie. Et aux Etats-Unis comme ailleurs le “talent” se résume bien souvent à hériter.
Le système éducatif américain, autrefois considéré comme le meilleur “égalisateur de société”, est partie responsable. Une étude récente du Michigan, citée par le New York Times, révèle que l’écart de performances entre les étudiants riches et pauvres a bondi de 50 % depuis les années 1980. Plus que la race, la richesse fait aujourd’hui la différence à l’école.
Et ensuite ? L’espoir de la bonne fortune d’un ouvrier américain s’amoindrit aussi. La crise et le chômage qui tendent l’un comme l’autre à comprimer les salaires n’expliquent pas tout. Car en page 65 du même rapport figure “l’autre graphique le plus commenté” par les experts : une courbe démontrant que, depuis les années 2000, le travail d’un Américain est de plus en plus mal rétribué alors que les entreprises amassent de plus en plus de bénéfices. Résultat, les profits des compagnies américaines à 13 % du produit intérieur brut sont historiquement élevés, observe Evariste Lefeuvre, chez Natixis à New York.
Le sujet du rapport économique, remis en pleine année électorale, ne doit rien au hasard. En insistant sur les inégalités sociales, le document offre des arguments censés être imparables aux démocrates pour défendre l’idée d’une fiscalité plus redistributive. Quitte à surfer sur le populisme.
Après avoir vanté la “Règle Buffett”, du nom du milliardaire américain Warren Buffett appelant à taxer davantage les super-riches comme lui, le président a lancé, mercredi 22 février, une salve contre les profits des entreprises. Une initiative audacieuse et dangereuse dans un pays où la liberté d’entreprendre est sacrée. Pour ne pas choquer, l’idée a consisté en façade à réduire le taux d’imposition sur les bénéfices de 35 % à 28 %. En façade seulement, car le dispositif vise aussi à supprimer la plupart des niches fiscales utilisées par les multinationales. Le projet mort né – il n’a aucune chance d’être adopté par un Congrès où la chambre des représentants est à majorité républicaine – a néanmoins permis de démontrer que les compagnies américaines ne payaient presque jamais le taux plein. De quoi nourrir des rancoeurs inédites ? Quelques jours plus tard, le 24 février, le quotidien USA Today titrait sur l’explosion de l’extrême pauvreté aux Etats-Unis, indiquant que le nombre de familles vivant avec moins de deux dollars par jour avait plus que doublé en quinze ans, passant de 636 000 en 1996 à 1,5 million en 2011.
Mais l’argument le plus favorable à Barack Obama se trouve peut-être tout simplement chez son adversaire, le candidat républicain Mitt Romney. Ancien patron de la société de capital investissement Bain Capital, l’homme est à lui seul une démonstration de l’injustice fiscale américaine. Sa petite fortune engrangée grâce à son fonds d’investissement est taxée à hauteur de 15 % comme tout revenu du capital. De quoi ranger le candidat dans le camp de ces hommes d’affaires moins imposés que leur secrétaire puisque les revenus du travail, eux, sont taxés entre 10 % et 35 %.
Quelques mois après les manifestations des Occupy Wall Street opposant les 1 % de privilégiés qui continuent imperturbablement à s’enrichir aux autres 99 %, le débat que tente de faire naître Barack Obama peut avoir un parfum de lutte des classes. Inadéquat avec la culture américaine ? Un sondage publié par le New York Times et la chaîne de télévision CBS News soulignait, en octobre 2011, que 66 % des Américains pensent que la distribution des revenus et des richesses aux Etats-Unis devrait “être plus équitable”.
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