America Petrified

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La route 66, la plus célèbre des Etats-Unis, “route mère” des Raisins de la colère, le roman de John Steinbeck, censée conduire Tom Joad et sa famille, frappés par la Grande Dépression, de l’Oklahoma vers la prospérité californienne, n’est plus fréquentée que par les touristes. Les Américains, réputés pour leur capacité au déracinement, continuellement à la recherche d’une vie meilleure, semblent, eux, devenus immobiles. Tétanisés.

Celui qui a perdu son “job” à New York ou Detroit n’en cherche plus – ne veut plus en chercher ? – à San Francisco ou Chicago. Les derniers chiffres du bureau de recensement aux Etats-Unis révèlent ainsi que, en 2010, les mouvements migratoires d’Etat à Etat n’ont jamais été aussi faibles depuis 1947, année du démarrage de la statistique. La crise ? “Quand les temps sont durs, il devient plus compliqué de bouger”, expliquait récemment au New York Times Kenneth Johnson, démographe à l’Institut Carsey de l’université du New Hampshire.

Les difficultés économiques des Etats-Unis n’expliquent pas tout, loin de là. Le déclin des migrations internes est constant depuis les années 1980, comme le révèle une étude du National Bureau of Economic Research (NBER), publiée en août 2011. L’image de l’Américain réactif face à l’Européen sédentaire est donc sérieusement mise à mal.

Outre-Atlantique, où le modèle économique du Vieux Continent est rarement cité en exemple, ce constat n’est pas seulement vexant, il est aussi dramatique : le manque de fluidité de la population ne fait qu’aggraver le taux de chômage qui dépasse aujourd’hui les 8 %. La paralysie des ménages est même parfaitement corrélée à l’émergence d’un chômage de longue durée, observe Evariste Lefeuvre, économiste chez Natixis, à New York. La première économie mondiale n’aurait donc plus la capacité d’absorber, plus vite que nulle part ailleurs, les chocs sur le marché du travail. Et s’éloigne l’idée de la supériorité d’un capitalisme fondé sur la flexibilité et la débrouillardise par rapport à un système social trop généreux conduisant à l’assistanat.

Que s’est-il passé ? L’Amérique est-elle devenue lasse ? Mark Perry, professeur à l’université du Michigan, y voit l’un des effets pervers de la catastrophe immobilière. Le rêve du “tous propriétaires” a poussé les Américains à s’endetter, parfois au-delà du raisonnable, pour acheter une maison. Aujourd’hui, il leur est impossible de partir tant que leurs mortgages, leurs crédits hypothécaires, ne sont pas remboursés : ils devraient vendre leur propriété au rabais, en raison de la chute des prix, et encore faudrait-il que la maison trouve preneurs. Même à Manhattan, les agents immobiliers se plaignent d’un effondrement des ventes.

Et la jeunesse ? Sans contraintes économiques ou familiales, pouvant obtenir un permis de conduire avant d’avoir le droit de voter, les “kids” restent pourtant eux aussi ligotés à leur lieu de naissance et à ses environs. La jeunesse a-t-elle abandonné ses rêves de conquête, de fortune et de grands espaces ? Todd et Victoria Buchholz, écrivains américains, le pensent, estimant que naît une “Go-Nowhere Generation”, une génération qui ne va nulle part. Ils décrivent cette évolution sociologique dans une tribune publiée par le New York Times le 10 mars. Frappés par une sorte d’indolence, les jeunes, expliquent-ils, ne cherchent même plus à décrocher leur permis de conduire ou à s’acheter une voiture, devenue, il est vrai, hors de prix. La crise les aurait rendus défaitistes et inertes au point de miser sur un improbable coup de chance pour réussir. Rien d’autre.

Les albums de Bruce Springsteen, rocker prolifique et incarnation de l’Amérique ouvrière, résument à eux seuls ce tournant. Dans les années 1970, il sortait Born to Run (“Né pour courir”). En 1995, le “Boss” signait Le Fantôme de Tom Joad (1995). Aujourd’hui, il sort Wrecking Ball (“Le Boulet de démolition”).

Le diagnostic de David Card, spécialiste de l’immigration à l’université de Berkeley, en Californie, est plus déconcertant encore. A ses yeux, l’inertie de la jeunesse serait liée au manque de subventions accordées à ceux qui se retrouvent sans emploi. Une fois les droits au chômage épuisés, un jeune sans enfant ne touche aucune allocation, rappelle-t-il. Démunis, les jeunes adultes seraient alors contraints de retourner vivre chez leurs parents. “Nous sommes en train de devenir des Italiens !”, alerte M. Card. La “mamma” en moins…

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