J’ai laissé passer une semaine pour donner une chance aux commentateurs et analystes de se déchaîner sur un sujet qui me semblait idéal. Pour le moment je n’ai pas remarqué de controverse particulière. Je décide donc de mettre les pieds dans le plat.
Avez-vous remarqué que personne ne semble reprocher à Apple de gagner trop d’argent ?
De mon point de vue américain, favorable à la rémunération du capital et du risque dans un environnement concurrentiel, je ne suis pas moralement choqué qu’Apple puisse accumuler quelque 100 milliards de dollars de profits. Passons pour le moment sur le fait qu’une partie de ces profits sont parqués à l’étranger pour éviter d’être taxés aux États-Unis lors de leur rapatriement (j’y reviendrai plus tard).
Mais dans le contexte populisto-anticapitaliste qui sévit, notamment en France, pays où il est désormais bien vu d’inventer tous les jours de nouvelles taxes pour punir les entreprises ou “les riches”, j’aurais cru que l’argent d’Apple aurait offusqué de bonnes âmes.
Après tout si l’on en croit l’humeur du moment, “si Apple est riche, c’est forcément que la société vole cet argent à quelqun”. Heureusement qu’Apple n’est pas dans le “CAC 40”. La firme cofondée par Steve Jobs serait certainement menacée d’une surtaxe au nom de la solidarité nationale et du “recadrage” des capitalistes.
Voici quelques unes des questions que j’aurais cru possibles, venant de ceux qui ont décidé que la crise actuelle dictait l’urgence de punir la réussite au nom de l’équité.
– “Pourquoi ne pas obliger Apple à baisser ses prix ?”
– “Pourquoi ne pas obliger Apple à augmenter les salaires de ses employés et ceux de ses sous-traitants ?”
– “Pourquoi ne pas obliger Apple à faire assembler ses produits aux États-Unis par des ouvriers syndiqués et non pas en Chine ?”
– “Pourquoi ne pas fixer un montant maximal de profits qu’une entreprise puisse réaliser et au delà duquel 100% de ses bénéfices seront confisqués ?”
Après tout l’iPad est cher. C’est anti-social non ?
Je subodore plusieurs raisons pour lesquelles Apple échappe aux foudres du “fiscalement correct”. D’abord Apple n’est pas la seule société à accumuler d’énormes profits. Elle vient de décider d’en redistribuer une partie, d’ailleurs très modeste, à ces actionnaires. Mais elle est en bonne compagnie: Cisco, IBM, Microsoft, Google, Oracle…entre autres sont assis sur des centaines de milliards de dollars de liquidités.
Les compagnies pétrolières aussi. Mais dans leur cas, la chasse est ouverte. Barack Obama veut les taxer davantage. Elles sont jugées sales, polluantes, financent des régimes fascisants… J’en passe et des meilleures.
Ne parlons pas des banques. Au lieu de se réjouir de voir que dans bien des pays elles se portent moins mal et commencent à accumuler des surplus, on continue de les accuser de tous les maux. Idem pour les compagnies automobile…
Décidemment il y a quelquechose de spécial qui fait que les sociétés de “haute technologie” sont encore bien vues. Elles sont “cool”. Surtout Apple qui vend ses produits au grand public. Plus cool qu’Apple, tu meurs.
Cisco, Oracle et IBM sont cool aussi, mais le grand public ne voit jamais leurs produits.
On semble leur donner le bénéfice du doute.
Autre point essentiel: elles n’ont pas fait appel au contribuable pour qu’on les sauve en 2008-2009. C’est heureux.
La mortalité des entreprises “high tech” est même élevée. Et personne ne le déplore. L’univers de l’innovation est impitoyable. Vous vous souvenez de Sun Microsystems ? 3Com ? Nortel ? AOL ? Même RIM est sur une pente terrible qui risque de lui être fatale.
Cette mortalité élevée qui fait le quotidien des professionnels du “capital risque”, prouve d’ailleurs que la notion très en vogue en France de doter l’État de moyens d’investir l’argent public dans des “entreprises d’avenir” est dangeureuse et naïve. C’est un excellent moyen de faire plaisir à des amis politiques et un moyen encore meilleur de gaspiller l’argent du contribuable. Personne ne sait vraiment identifier une “entreprise d’avenir”. Surtout pas les hauts fonctionnaires. Et même pas les financiers-ingénieurs. C’est le marché qui décide du succès de tel ou tel produit ou service. Cette réalité est insupporable pour beaucoup en France, j’en suis conscient. Elle ne cadre pas avec des siècles de colbertisme. D’une certaine manière toute personne qui investit en bourse pense avoir identifié “l’entreprise d’avenir”. Personne ne détient cette vérité. Il est pratiquement impossible dans la pratique de créer un portefeuille boursier qui sur longue période s’apprécie plus vite que les indices. Je dis bien “sur longue période”…
Revenons-en à Apple. Apple est certes critiqué pour faire travailler en Asie des sous-traitants qui exploiteraient leurs employés. L’extraordinaire découverte par National Public Radio de l’ecroquerie pratiquée par Michael Daisey à ce sujet est édifiante. Elle mériterait en soi un blog particulier.
Je résume: Michael Daisey auteur-acteur-provocateur était devenu un gourou depuis quelques semaines. MSNBC et les autres médias “de gauche” adoraient l’inviter. Il dénonçait sur leurs antennes les abus qu’il affirmait avoir vu, de ses yeux vu, en Chine. Employés mutilés, adolescents forcés à travailler dans des usines de sous-traitants d’Apple et intoxiqués par des produits horribles, syndicats clandestins…Le talentueux Michael Daisy en avait fait un spectacle, intitulé “The Agony and the Ecstasy of Steve Jobs”.
Il y a juste un petit problème: Daisy été pris en flagrant délit d’affabulation. NPR a fini par vérifier si son “reportage” en Chine s’était bien passé comme il le prétendait. Or il ressort de cette vérification que Daisy a exagéré, reconstruit, inventé, recrée, brodé, embelli…Son témoignage n’en est pas un. C’est une fiction à charge. Il n’a probablement pas tout inventé. Mais sa crédibilité de “journaliste” est sérieusement affectée. Paranthèse fermée.
Apple échappe donc pour l’instant à la vindicte populiste en dépit de son enrichissement insolent. C’est une bonne nouvelle. L’idée que le législateur, ou le candidat en mal de gadgets pour prouver qu’il est du côté du peuple, veuille obliger une entreprise à investir ici plutôt que là, en vertu de critères “sociaux”, a un nom aux États-Unis. Cela s’appelle “le socialisme”. En France ce mot ne veut pas dire la même chose, m’explique-ton. Honi soit qui mal y pense.
Il y a pourtant des raisons de critiquer Apple. Non pas pour son succès commercial et financier, mais peut-être pour le caractère fermé de son “écosystème”: Apple contrôle tout de l’offre des applications vendues par iTunes, Apple décide des prix de la musique, des films, des livres numérisés, des marges des auteurs, des organes de presse…Apple préserve ses marges par tous les moyens. Sa puissance est énorme. Apple dicte ses conditions à beaucoup de secteurs “non high tech”.
C’est dans l’intérêt de ses actionnaires. Pas forcément toujours dans celui du reste l’humanité. Heureusement Google, Amazon, Microsoft, Facebook et d’autres ne lui lâchent rien. Beaucoup des reproches faits à Apple peuvent d’ailleurs être adressés à Google et Amazon, sociétés qui contrôlent aussi de leur mieux leur “écosystème”.
La libre concurrence, la vraie, défendue par la loi et le régulateur, est la bonne réponse à la menace hégémonique. Pas la réglementation des marges, des investissements, les obligations d’embauche ou la taxation punitive. À moins que cette concurrence ne suffise pas…
J’aimerais bien par exemple que la concurrence joue à plein et rééquilibre le rapport de force entre la presse écrite d’une part, et Apple et Google d’autre part. La monétisation par les uns du contenu crée par les autres ne me convient guère…Comme quoi, dès que l’on est concerné personnellement par un problème, on change de perspective.
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