Mad Men Have Made the United States Grow Old

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Le phénomène Mad Men est tel qu’il a fallu quelques années pour en prendre toute la mesure, pour en évaluer toute la portée et toute la pertinence. Longtemps considérée comme une ode à la nostalgie, une résurgence de la passion pour le vintage, un hommage à la génération qui a construit l’American Way of Life après la Seconde guerre mondiale, l’oeuvre de Matthew Weiner a étendu son influence bien au-delà de notre goût pour un passé pas trop lointain, encore présent dans les mémoires. Au-delà du phénomène de mode, la meilleure série de ces dernières années est devenue prescriptrice au sein de l’industrie audiovisuelle américaine. Elle a imposé une tendance, mais surtout elle a changé les regards, elle a modifié les perceptions, elle a fait vieillir les Etats-Unis.

Tout ce passe comme si le moment était venu, comme si les Américains disposaient désormais du recul et de la distance nécessaires pour aborder sereinement leur histoire sans la représenter de manière apologétique et déconnectée des faits comme cela fut le cas avec les westerns ou de manière pathologique avec trop de films ou de séries parlant de la guerre, en particulier celle du Vietnam et plus récemment celle d’Irak.

On ne compte plus les fictions télévisées récentes qui opèrent cette plongée dans le passé, le visitant ou revisitant avec plus ou moins de sérieux et de souffle. On peut citer pêle-mêle Boardwalk Empire, Pan Am, Playboy Club, Hell on Wheels ou cette semaine Magic City. Bien avant Mad Men, HBO avait enclenché cette dynamique il y a près de dix ans avec plusieurs productions majeures qui ont contribué évidemment à ce virage, mais qui en elles-mêmes n’avaient pas réussi à le faire prendre en dehors de la chaîne câblée. Il s’agit de Carnivalè, de Rome et de Deadwood qui chacune à sa manière avaient posé les premières pierres de ce nouvel édifice.

La Caravane de l’Etrange racontait l’histoire d’un cirque ambulant en Californie lors de la Grande Dépression avec de forts accents rappelant les récits de John Steinbeck et les films de Tod Browning. Dans une atmosphère onirique, Daniel Knaupf filait une métaphore sur l’éternel affrontement du Bien et du Mal.

Rome pouvait être, elle, considérée comme la première grande série “historienne”, s’appuyant sur des sources et les découvertes récentes des archéologues afin de restituer le quotidien d’une époque éloignée et souvent confuse pour le public. Bruno Heller s’intéressait à la période cruciale de la fin de la République romaine et du début de l’Empire pour y observer un monde pré-judéo-chrétien où la conquête du pouvoir et la manipulation de l’opinion publique étaient déjà au centre des préoccupations. Les scénaristes nous introduisaient dans l’Histoire grâce aux regards croisés de deux individus ordinaires (Lucius Vorenus et Titus Pullo) placés grâce à la magie de la fiction au plus près des “grands hommes.” La Rome antique était montrée comme sale, poussiéreuse et donc “vraisemblable”, à mille lieux des décors en carton-pâte des péplums hollywoodiens ou italiens.

De même, Deadwood se situait à des années-lumière du western-spaghetti, et même des fresques à grand spectacle de John Ford. La ville en construction en plein territoire indien, ainsi que les personnages qui la peuplaient possédaient une laideur parfaitement vraisemblable. Deadwood fut vraiment une localité de l’Ouest américain dans laquelle se croisèrent Al Swearengen, Seth Bullock, Calamity Jane ou Wild Bill Hicock. Mais au-delà de ces éléments “historiques”, son créateur David Milch développait avec ce western d’un genre nouveau une réflexion sur la notion de communauté, et sur les valeurs américaines fondamentales: la nécessité d’instaurer un pouvoir politique et l’apparition du capitalisme sauvage et du petit commerce au travers de l’entreprise individuelle. Ces grands thèmes étaient avant tout d’une portée générale, voire universelle, et ils auraient pu être déclinés à d’autres périodes. L’Histoire servait avant tout de cadre “dépaysant” propice à la réflexion, comme dans le cas des séries fantastiques.

La crise de l’Homme blanc

Il y eut aussi toutes les séries et tous les films consacrés à la guerre avec des tendances lourdes évoluant au fil des décennies. On passait du sentiment de honte dans les années 70 à celui du rétablissement de la fierté nationale sous l’ère reaganienne. On pourrait citer L’Enfer du Devoir (Tour of Duty) bien sûr mais également des choses moins évidentes comme Magnum P.I. et même The A-Team dans lesquels les blessures du Vietnam servaient de toile de fond.

Il y eut enfin la tentative de Code Quantum avec le Dr. Samuel Beckett, mais la forme même de la série de Donald P. Bellisario (ancien Marine fasciné par la guerre, celle du Vietnam en particulier) ne permettait pas de s’attarder sur un moment unique et présentait une sorte de galerie de souvenirs davantage inspirés par la culture populaire que la réalité historique du passé récent des Etats-Unis.

Avec l’arrivée de Mad Men, c’est la manière de regarder qui change radicalement. Il ne s’agit plus d’expurger un passé, de le rendre acceptable pour un téléspectateur contemporain. Il s’agit seulement de l’identifier et de le reconnaître en tant que tel. En ce sens, Mad Men emprunte énormément à Rome. On passe de l’Histoire antique distante géographiquement et temporellement à l’Histoire américaine récente, quasi palpable.

Pour la première fois dans une fiction télévisée, les personnages sont “dépassés” par les événements de leur temps. Ils ne sont plus en avance et ne les jugent plus avec le recul comme cela est le cas par exemple dans Cold Case, où l’avenir donne toujours raison à la victime. Les protagonistes n’endossent pas le beau rôle. Ils sont immergés dans leur époque et ne disposent pas du recul nécessaire pour l’évaluer. Contrairement au téléspectateur, ils n’ont que le passé comme point de comparaison, à l’image du personnage de Roger Sterling, vieux beau flamboyant, raciste, misogyne et tire-au-flanc de moins en moins adapté à son époque dont le mal de vivre est de plus en plus déchirant.

La magie de Mad Men est qu’elle parle de “la crise de l’Homme Blanc”, thème récurrent des fictions câblées de cette dernière décennie, mais l’applique à l’Histoire des Etats-Unis. De même que l’Homme blanc hétérosexuel à la Don Draper ne domine plus son environnement, les femmes, les minorités visibles, les homosexuels, etc., de même les Etats-Unis ne dominent plus le monde. Ils se posent la question de leur place après avoir été le défenseur du monde libre face à la menace communiste dans le monde entier. Si le 11-septembre et les guerres qui ont suivi ont mis en lumière une chose, c’est la perte de compréhension du monde par les Américains, pourtant déjà évidente au Vietnam, mais dont ils n’avaient pas véritablement pris conscience.

Avec la fin de la bipolarité, les Américains ont été contraints de repenser leur univers et de se repenser eux-mêmes, de revoir la place qu’ils occupent. Au bout de dix ans, ils ont identifié deux menaces principales, celle du terrorisme islamiste et celle de la puissance économique de la Chine qui tôt ou tard finira par les dépasser. Les Chinois sont devenus les premiers créanciers des Etats-Unis devant les prêteurs historiques qu’étaient les Saoudiens. Le réveil, et vraisemblablement le déclin, s’annonce difficile et il risque de s’accompagner d’une solide gueule de bois. Les bouleversements de ces 20 dernières années ont paradoxalement donné des cheveux blancs et de la sagesse aux Américains. Ils leur ont donné la maturité qui leur manquait pour se raconter comme le fait depuis longtemps la Vieille Europe. L’Amérique, nation qui se pensait éternellement jeune, a vieilli. C’est le constat sans concession que Mad Men lui renvoie en plein visage.

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