Edited by Tom Proctor
Tout avoir ou pas : le dilemme des Américaines
C’est l’un de ces débats publics comme seuls les Américains savent les orchestrer, sur des sujets éternels et jamais résolus qu’un épisode inattendu, l’irruption d’une statistique paradoxale ou une déclaration passionnée vient soudain ressusciter. Le dernier en date porte sur un sujet qu’ils affrontent depuis quelques décennies avec un certain courage, des hauts et des bas, mais sans détour : les femmes peuvent-elles concilier succès professionnel et familial ?
Le détonateur, cette fois, a été un long article publié le 20 juin par le magazine The Atlantic, sous le titre “Pourquoi les femmes ne peuvent toujours pas tout avoir”. Attention : le mot crucial ici est “toujours”. Le deuxième élément important est l’auteur : Anne Marie Slaughter. Anne Marie Slaughter, 53 ans, n’est pas une star du féminisme. C’est une grande figure de l’élite américaine de la politique étrangère, professeur à Princeton après avoir enseigné à Harvard et à Chicago. Habituée des conférences internationales, oratrice intrépide, forte personnalité, sa réputation académique dépasse largement les frontières américaines.
Anne Marie Slaughter a un mari, lui aussi brillant universitaire, et deux garçons adolescents. Tout va bien pour elle jusqu’à ce que Hillary Clinton, appelée à diriger la diplomatie américaine par le président Obama, lui propose de prendre, en janvier 2009, la direction du centre de prospective du département d’Etat, le “policy planning”, un poste prestigieux et important. C’est une proposition qui ne se refuse pas, surtout quand on est la première femme à qui elle est faite. Son mari modèle l’y encourage, il s’occupera des enfants. Et elle fera tous les week-ends, en train, l’aller-retour Washington-Princeton, une affaire de trois heures.
Dix-huit mois plus tard, Anne Marie Slaughter réalise qu’elle “n’y arrive pas”. Malgré la bonne volonté du père, l’absence de la mère n’est pas sans conséquences – ou du moins en est-elle convaincue – sur l’aîné de 14 ans, en pleine crise d’adolescence. Les week-ends se résument à une course exténuante entre le travail à distance, les devoirs et les corvées. Sournoisement, le sentiment de culpabilité s’insinue. Elle s’en ouvre à une amie qui la rabroue, sur le thème : “Allons, toi qui as tout, comment pourrais-tu ne pas y arriver ?” Au bout de deux ans, Anne Marie Slaughter retourne aux horaires universitaires de Princeton, plus compatibles avec sa vie de famille.
Elle n’est ni la première ni la dernière à jeter l’éponge ; après d’autres, l’une des adjoints du secrétaire à la défense, Michèle Flournoy, renonce à son poste au bout de trois ans pour passer plus de temps avec ses enfants. Toutes sont remplacées par des hommes.
C’est bien ce qui chagrine Anne Marie Slaughter. Où sont les femmes qui sont sorties des meilleures universités, comme elle, en 1985, bardées de diplômes ? N’étaient-elles pas aussi nombreuses que les hommes ? “Nous étions sûres que nous vivrions dans un monde paritaire. Quelque chose a fait dérailler ce rêve.”
Peut-être, pense-t-elle, le moment est-il venu de dire la vérité aux jeunes femmes qui sortent aujourd’hui, plus nombreuses encore que les hommes, des universités : non, vous ne pourrez pas tout avoir, pouvoir, amour, maternité et bonne conscience. On nous a menti. Vous devriez pouvoir tout avoir. Mais tant que la société sera, économiquement et socialement, organisée comme elle est, c’est-à-dire par les hommes, ce sera très difficile. Dans The Atlantic, elle propose quelques pistes pour sortir de ce mirage.
Son message diffère de celui de Sheryl Sandberg, 42 ans, la très charismatique directrice générale de Facebook, mère de deux jeunes enfants. “C’est triste, mais c’est vrai, et il faut l’admettre : le monde est dirigé par des hommes”, énonce-t-elle dans un discours très remarqué, en mai 2011, devant les étudiantes de Barnard College. Mais Sheryl Sandberg refuse d’y voir un obstacle insurmontable. Pour elle, les femmes doivent se battre pour “tout avoir”, avec, en particulier, une arme qu’elles n’utilisent pas assez : l’ambition. Elle-même assure quitter son bureau tous les jours à 17 h 30 pour faire dîner ses enfants, et se remettre au travail après. Preuve que ça ne la pénalise pas, elle vient d’entrer au conseil d’administration de Facebook, jusque-là exclusivement masculin.
L’ampleur de la réaction à l’article d’Anne Marie Slaughter a surpris tout le monde : près d’un million de clics sur le site du magazine, 1 500 commentaires, plus de 125 000 “J’aime ça” sur Facebook, un débat passionné sous le hashtag “havingitall” (tout avoir) sur Twitter, la “une” du New York Times, les télévisions… Les puristes de la politique étrangère, où le Pr Slaughter n’a pas que des amis, se pincent le nez et l’accusent d'”avoir besoin d’exister”.
D’autres ironisent sur cette complainte des nanties, mais les femmes de tous bords sautent à pieds joints dans cette “conversation” nationale. Car si, justement, même les privilégiées, celles qui ont des diplômes, un mari et une femme de ménage “n’y arrivent pas”, alors quel espoir reste-t-il à la caissière du Walmart ?
La “conversation” est aussi intergénérationnelle, entre les idéalistes des années 1970 et les stratèges des années 2000, entre celles qui, pensant pouvoir briser le plafond de verre, ont reporté la maternité à plus tard, pour s’apercevoir souvent que plus tard était trop tard, et celles qui, aujourd’hui, préfèrent commencer par les enfants, quitte à prendre du retard dans leur plan de carrière.
Tout naturellement, ce débat rejoint celui de l’éducation des enfants, qui, aux Etats-Unis, ne disparaît jamais vraiment de l’écran radar. Après le succès, en 2011, du livre d’Amy Chua sur les mérites des mères ultra-exigeantes, l’heure est à la critique de la “suréducation” et des “parents hélicoptères” qui ne cessent de tournoyer au-dessus de leurs enfants. Dans le Financial Times, l’écrivain Katie Roiphe dénonce “le fantasme désuet, consumériste, ennuyeux et bourgeois du tout avoir”. Mieux vaut, dit-elle, “assumer l’improbable, le compliqué, le bousculé, l’imparfait, le déséquilibré, le ici et maintenant”. Anne Marie Slaughter a, du coup, proposé un autre titre pour son article : “Pourquoi les mères qui travaillent doivent avoir de meilleurs choix pour rester compétitives et parvenir au sommet”. Le débat continue.
Leave a Reply
You must be logged in to post a comment.