JFK: American President and Berliner

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Chaque samedi jusqu’au 18 août, «Le Temps» fouille ses archives historiques à propos d’un grand orateur du XXe siècle

Dans cinq mois, il périra sous les balles assassines à Dallas. Mais pour l’heure, John Kennedy est à Berlin-Ouest. Nous sommes le 26 juin 1963. Le président américain y prononce un discours (en intégralité sur letemps.ch) resté célèbre dans les annales de la Guerre froide pour son implacable balance entre le «monde libre» et le «monde communiste». Il est d’ailleurs considéré comme l’une de ses meilleures harangues; il s’agit bien sûr de «Ich bin ein Berliner.» Quatre mots en allemand que JFK scande à deux reprises dans l’ancienne capitale du Reich, aux côtés du chancelier Adenauer et du bourgmestre Willy Brandt. Quatre mots martelés comme le reste de son intervention: de manière pesée, lentement prononcés et sans cesse interrompus par un public qui l’écoute comme on écouterait Dieu. Quinze ans jour pour jour après l’instauration du pont aérien de Berlin, dit le Journal de Genève qui en parle en page 3 le lendemain, «plus d’un million de Berlinois de l’Ouest ont réservé un accueil enthousiaste au président» qui «a exprimé l’espoir que des possibilités de réconciliation apparaîtront à l’avenir entre l’Est et l’Ouest». Le quotidien note aussi que «de deux ou trois immeubles situés en zone Est, quelques mouchoirs agités aux fenêtres indiquaient que ceux qui se trouvaient de «l’autre côté» n’étaient pas unanimes pour leurs maîtres du moment».

La Gazette de Lausanne, elle, le même jour, en fait le sujet de sa une, car c’est déjà un journal beaucoup plus moderne que son confrère du bout du lac. Son envoyé spécial, François Landgraf – décédé il y a un peu plus d’une année –, écrit que les mots de JFK «sur le Mur et le monde communiste ont été aussi durs qu’ils pouvaient l’être, ainsi lorsqu’il a dit: «Que ceux qui disent que l’on peut collaborer avec les communistes viennent à Berlin».» Et Kennedy répète, dans un allemand un peu approximatif: «Lass Sie nach Berlin kommen!» Ensuite, en apothéose, «la satisfaction de la population atteignit son comble quand M. Kennedy s’écria en allemand: «Ich bin ein Berliner».»

Cette phrase fétiche n’avait en fait qu’un seul but, clairement assumé par l’orateur: montrer, en s’appuyant sur l’accord de paix qui établissait un secteur d’occupation américain depuis la fin de la guerre, le soutien des Etats-Unis aux habitants de l’Allemagne de l’Ouest. Plus particulièrement à ceux de Berlin-Ouest, portion de ville enclavée dans le territoire de la RDA communiste et ceinte depuis deux ans par le mur «de la honte», aujourd’hui disparu.

Ce pérégrinisme linguistique, Kennedy le rattache aux racines de la tradition occidentale, afin que le message porte. Réécoutons-le: «Il y a 2000 ans, la phrase la plus glorieuse était «civis Romanus sum» [«je suis citoyen romain»]. Aujourd’hui, dans le monde de la liberté, l’appartenance la plus fière est «Ich bin ein Berliner». […] Tous les hommes libres, quel que soit l’endroit où ils vivent, sont des citoyens de Berlin et, en tant qu’homme libre, je suis fier de ces mots: «Ich bin ein Berliner!» D’ailleurs, ils sont presque aussitôt mythifiés, ces quelques termes, puisque la Gazette les ressert en les détournant dans une caricature féroce d’un Nikita Khrouchtchev bedonnant, alors maître du Kremlin ridiculisé dans ces colonnes totalement empreintes de libéralisme vaudois, en train d’affirmer aux Berlinois de l’Est: «Ich bin auch ein Berliner» («je suis aussi un Berlinois»), dans un discours qu’elle qualifie de «terne». Comme le dit le quotidien lausannois, «un K. chasse l’autre, puisque M. Khrouch­tchev a encore avancé son arrivée à Berlin-Est».

Au court de ce bref passage à Berlin-Ouest, le 35e président américain a évidemment vu le Mur. Et l’a contemplé après avoir été «comme choqué psychiquement», dit la Gazette: «La liberté éprouve certes beaucoup de difficultés et la démocratie n’est pas parfaite. Mais nous n’avons jamais eu besoin de construire un mur pour y confiner notre population et l’empêcher de nous quitter. […] Ce mur est la démonstration évidente et vivace de tous les échecs du système communiste, devant les yeux du monde entier. Nous ne pouvons en éprouver la moindre satisfaction […], car il représente une offense à l’Histoire mais aussi une offense à l’humanité.»

Aussi globalement offensant que le sera, quelques mois plus tard, le coup fatal porté à John Kennedy. D’ailleurs, le 23 novembre 1964, lors du premier anniversaire du drame de Dealey Plaza, le Journal de Genève publie une touchante dépêche de l’Agence France-Presse, qui dit: «Un groupe de lycéens allemands a fait envoyer à Mme Kennedy un bouquet de roses rouges destinées à être posées sur la tombe du président: «Ce ne sont que quelques fleurs, écrit l’un des jeunes Allemands, mais elles vous montreront que la jeunesse européenne n’oubliera jamais l’homme qui a affirmé un jour: «Ich bin ein Berliner».»

Près de 40 ans plus tard, un éditorial est resté célèbre, celui de Jean-Marie Colombani dans Le Monde, qui exprimait alors le poids de cette Histoire qui ne s’arrête jamais, au surlendemain des attentats du

11-Septembre: «Dans ce moment tragique où les mots paraissent si pauvres pour dire le choc que l’on ressent, la première chose qui vient à l’esprit est celle-ci: nous sommes tous Américains! Nous sommes tous New-Yorkais, aussi sûrement que John Kennedy se déclarait, en 1962 à Berlin, Berlinois.»

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