1982: United States Discovers "Twin Deficits"

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C’était il y a trente ans, la Chine ne représentait pas encore près de 10 % du commerce mondial et n’était pas le fournisseur privilégié des Etats-Unis. Et pourtant, encore à l’équilibre au premier trimestre 1982, la balance des paiements courants des Etats-Unis est devenue déficitaire cette année-là et n’a cessé de l’être depuis.

En effet, depuis 1982, elle n’a échappé au déficit qu’en 1991 et pour des raisons exceptionnelles liées aux versements effectués par les monarchies du Golfe pour financer la première guerre contre l’Irak.

Comment interpréter cette situation ? On peut raisonner à partir de la dérive de la balance commerciale qui est une des composantes de la balance des paiements courants. Celle-ci ajoutant aux échanges strictement commerciaux les mouvements de fonds liés à la rémunération des placements effectués à l’étranger, au tourisme ou à l’expatriation d’une partie de la population.

La balance commerciale des Etats-Unis est, elle, en déficit depuis 1971. Cette année-là, le déficit fut de 3 milliards de dollars. En 2007, juste avant la crise, il a atteint 795 milliards de dollars, dont 350 de facture pétrolière.

L’Amérique, qui se désindustrialise et qui ne peut se limiter dans son orgie d’énergie, serait ainsi devenue dépendante des producteurs de pétrole et des usines asiatiques. A tel point que Nicholas G. Mankiw, économiste qui fut le conseiller du président George W. Bush, a pu déclarer que le taux de change du dollar est devenu un problème de politique intérieure aux Etats-Unis, dans la mesure où il a une incidence sur le quotidien des gens de façon différenciée.

LES DIFFÉRENTES CLASSES SOCIALES NE VIVENT PLUS DANS LA MÊME DEVISE

A l’en croire, les différentes classes sociales américaines, dépendant de plus en plus des importations, ne vivent plus dans la même devise. La classe aisée passe ses vacances en Grèce, roule en automobile allemande et porte des costumes italiens qu’elle achète en euros. En revanche, les classes populaires s’approvisionnent dans des chaînes de magasins où 80 % des produits arrivent de Chine et vivent donc en yuans…

Mais cette vision des relations économiques internationales est partielle, voire partiale. Jacques Rueff, qui conseilla de Gaulle dans son combat contre l’hégémonie monétaire américaine, écrivait dans un de ses livres sur l’analyse de la balance des paiements que “les hymnes à l’exportation ne sont que stupidité et mensonge. Ils supposent de n’avoir pas conscience de l’inanité de toute distinction entre commerce intérieur et international”.

Et de fait, l’économiste voit dans le déficit des paiements courants un manque d’épargne et non pas une faiblesse exportatrice. Cela s’écrit (S – I) + (T – G) = X – M, où S est l’épargne, I l’investissement, T les impôts, G les dépenses publiques – et donc T – G le déficit budgétaire – et enfin X – M le déficit de la balance des paiements courants. L’Amérique est en déficit extérieur parce qu’elle a désappris l’épargne. Et singulièrement l’épargne publique.

De fait, 1982 inaugure les “reaganomics”, cette version néoconservatrice du keynésianisme où l’on soutient l’activité et la croissance par un déficit budgétaire nourri de baisses d’impôts tandis que le keynésianisme de gauche tend à accroître les dépenses publiques. C’est ainsi que s’installa la logique des déficits jumeaux, les “twin deficits”.

Gémellité mythique mais contestable d’un certain point de vue car il y a plutôt un rapport de père – le déficit budgétaire – à fils – le déficit extérieur. Et en 1982, le déficit budgétaire s’emballe pour atteindre 6 % du produit intérieur brut (PIB). Mais quand, à la fin des années 1990, le déficit budgétaire disparaît, une politique monétaire ultra-accommodante, rendant l’épargne peu attractive et diffusant abondamment le crédit à la consommation, maintient le déséquilibre extérieur. L’Amérique, première économie mondiale, est devenue incapable d’épargner.

Il faut dire que rien ne l’y incite. L’Etat a pris l’habitude de baisser sans cesse ses impôts sans se soucier du financement des dépenses publiques ; la banque centrale inonde le pays de dollars sans se poser de questions sur les conséquences : la frénésie consommatrice américaine répand sur la planète une masse croissante de dollars.

En effet, les Etats-Unis peuvent se permettre de ne pas épargner et de vivre ainsi au-dessus de leurs moyens parce qu’ils détiennent ce que Jacques Rueff appelait un “privilège exorbitant”, celui de battre monnaie mondiale. Le déficit extérieur américain a pour pendant les excédents du reste de la planète et singulièrement des pays asiatiques.

Les pays excédentaires accumulent ainsi les dollars : dans les caisses de leur banque centrale (Chine voire Japon), dans des fonds souverains (les monarchies pétrolières), dans leur système financier (l’Allemagne). Et que peuvent-ils espérer en retour ?

Naguère, ils pouvaient prétendre recevoir de l’or, ce que fit par exemple de Gaulle dans les années 1960 sur les conseils de Rueff. Mais, depuis 1971 et la décision de Nixon de déconnecter le dollar de l’or, c’est exclu. Alors ils placent ces dollars dans l’économie américaine et attendent en retour les fruits du travail américain. Fruits bien chiches quand on voit le taux de rémunération des placements aux Etats-Unis !

DÉFICIT ABYSSAL

Voilà donc trente ans que l’Amérique consomme sans états d’âme, clamant même qu’elle rend un fier service au reste de l’humanité : si elle n’était pas là, qui achèterait la production des émergents et leur assurerait des taux de croissance spectaculaires ? Heureusement pour l’expansion mondiale que l’épargne a cessé d’être une préoccupation aux Etats-Unis !

Mais cela n’a qu’un temps. En 2008, la crise secoue les Etats-Unis. Le déficit budgétaire atteint 980 milliards de dollars et le déficit extérieur 710 milliards. En 2009, la situation s’aggrave, le déficit budgétaire atteint 1 520 milliards de dollars. Pourtant, le déficit extérieur est ramené à 410 milliards : la crise alarme les acteurs privés et le creusement du déficit public les pousse à redresser leur niveau d’épargne.

Certes, en 2012, les importations américaines auront continué à augmenter au rythme de 4 % par an, mais Rueff nous l’a dit : cela n’a guère de sens, tant ces importations sont diverses. En revanche, le déficit budgétaire a commencé sa décrue depuis les 11,3 % du PIB de 2009. Quant au déficit de la balance des paiements courants, il est ainsi passé de 6 % du PIB en 2006 à 3 % aujourd’hui.

Pendant la campagne électorale, Mitt Romney a dénoncé la facilité monétaire et les déséquilibres liés au déficit extérieur américain au point d’évoquer la nécessité de revenir à l’or. L’Amérique commence à s’inquiéter de tous ces dollars qui circulent de par le monde, à s’interroger sur la part croissante de l’euro, malgré ses vicissitudes, dans les réserves monétaires mondiales. Une page va donc peut-être se tourner, celle de l’insouciance débridée des Américains.

De là toutefois à penser que les excès antérieurs finiront par conduire à la fin prochaine du privilège exorbitant du dollar, il y a encore un pas…

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