Le paysage est paisible, d’une beauté mortuaire. Les terres retournées des champs se déroulent en longs rubans bruns sur les collines assoupies, de Sherbrooke jusqu’au New Hampshire. Puis, sur l’Interstate 93, à l’approche de Boston, l’automne jaune et incandescent s’accroche encore désespérément aux arbres.
Virée au Massachusetts, avant la Frankenstorm. Un lieu de chimères, de légendes sur lesquelles se fondent les grands mythes et principes qui guident l’Amérique.
Une Amérique incertaine, déçue, ennuyée, qui se cherche à la veille de l’élection présidentielle.
À la radio, elle fantasme sur l’idée que la guerre froide n’est pas tout à fait terminée. The Cars, Def Leppard et John Cougar Mellencamp partagent l’antenne, nous ramenant aux fastes années du rock chevelu. Autre poste, même répertoire. Et encore, et encore… Pour me convaincre que je n’ai pas franchi quelque portail spatio-temporel en même temps que la frontière, il y a les voitures, des modèles du XXIe siècle pour la plupart, et les pubs électorales. Surtout anti-Obama, les publicités, et souvent payées par des tiers, et non par le Parti républicain. Beaucoup de celles-ci répètent les mêmes rengaines, leur préférée étant cependant : j’ai voté pour lui la dernière fois, mais je suis déçu, il n’a pas livré la marchandise.
C’est comme si l’Amérique était dans les limbes. Réveillée du cauchemar de l’Irak, oui. Mais incapable de rêver, depuis. Et ce n’est pas la campagne électorale qui va l’y aider. Il n’y est plus question d’espoir, comme en 2008. La crise économique qui n’en finit plus de se résorber a gommé les grands principes. Dans l’esprit de nombreux citoyens, ceux qui aspirent à diriger le pays se contentent surtout de bander les muscles et de jouer aux durs.
« C’est une campagne sale, faite d’attaques, de salissage », me diront Tina et Brenda, quelques heures plus tard, au Beantown Pub du centre-ville de Boston. La mi-vingtaine, étudiantes en communications et en architecture, elles résument le sentiment de presque tous ceux auxquels je m’adresserai pendant la semaine. Un écoeurement mâtiné d’ennui. « Je ne voterai pas, me dit la première. Je ne vois pas pourquoi je le ferais, il me semble qu’ils répondent aux mêmes impératifs, qu’il n’est jamais question des gens, d’idées, d’où ce pays devrait aller. » Brenda, elle, votera. Pour Obama. Elle a bien ri de la blague du président sur les chevaux et les baïonnettes lors du débat, la veille, mais elle déplore aussi l’absence d’un réel débat.
Mais de quoi exactement voudriez-vous qu’ils parlent, mesdemoiselles ? Elles haussent piteusement les épaules en guise de réponse.
À 69 ans, Rosanne, de Fort Wayne, Indiana, n’est guère plus enthousiaste. « Cette campagne, c’est un véritable combat de boue, dit-elle. Au-delà, il n’y a rien, et surtout pas de faits. » « On ne distingue plus la vérité… Je vais annuler mon vote, dit son amie Shirley, qui, elle, vient de Grafton, en Ohio. Ils me dégoûtent tous. »
Le milliard dépensé par chaque candidat pour financer cette campagne n’aide pas les choses. Même dans le milieu des affaires, cette orgie de fric répugne. « Mais je pense qu’il y aurait un effet très positif à l’élection de Mitt Romney, expose Peter, 51 ans, chasseur de têtes dans le milieu de la finance. L’économie a besoin d’un coup de barre, et en ce moment, c’est l’incertitude. Les gens d’affaires craignent que le système de santé [l’ObamaCare] ne leur coûte très cher, ils hésitent à investir, à engager du personnel. L’élection de Romney aurait au moins un effet psychologique positif sur le milieu, et donc sur l’économie… »
« Mais vous, qu’en pensez-vous ? » C’est drôle, ils m’ont tous retourné la question.
Je leur ai trouvé un début de réponse chez Hunter S. Thompson. Pendant les primaires de 1972, le maître gonzo est justement sur l’Interstate 93. Il traverse comme moi les White Mountains, vers Boston. Mais pendant que je subis Journey et Foreigner à la radio, lui cite T. S. Elliot : « Entre l’Idée et la Réalité, tombe l’Ombre. »
Et voilà ce que j’en pense : l’Amérique est dans l’ombre. En marge des grandes idées qui parfois aveuglent parce qu’elles nous placent dans un état d’attente qui ne peut que décevoir, puisque l’espoir, comme le désir, ne tolère plus le lent travail du temps. De la réalité.
J’en pense que vous voulez tout et trop vite, que les changements se font partout et toujours avec une douloureuse lenteur. Ce que vous n’admettez pas, parce que l’Amérique, elle, devrait pouvoir se retourner plus promptement, croyez-vous. J’en pense aussi que j’aime bien cette ombre, ce flottement. Cette Amérique qui se cherche. J’en pense que cette humilité vous va plutôt bien. Même si les habits lumineux de l’espoir vous convenaient mieux
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