Obama Re-elected, Romney Defeated: What Their Speeches Reveal

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Obama réélu / Romney battu : ce que leurs discours révèlent

Mitt Romney avait préparé un discours pour sa victoire. Il l’a dit aux journalistes peu avant d’apprendre qu’il ne serait pas le 45e président des États-Unis. Barack Obama a, lui, délivré un texte qui faisait figure de modèle du genre. Une orchestration des valeurs centrales du pays, selon Philippe-Joseph Salazar, rhétoricien et auteur de “Paroles de leaders”.

Une saynète relatée par les chaînes américaines : Obama est dans son bureau de campagne avec son cercle rapproché ; on lui passe le gouverneur, qui est au téléphone. Romney, apprend-on, concède sa défaite. Le président regarde son équipe et déclare : “Classy”. “La classe !”. Juste après Romney donne un bref discours dit “concession speech” ; il est 22h40 aux États-Unis (côte Est). À 01h40 le président prononce son discours d’acceptation.

Aux États-Unis, le rituel décrit – appel téléphonique, réponse, discours de concession et discours d’acceptation – est quasiment protocolaire : il sert à raviver l’idée que, les débats achevés, en dépit de leur violence verbale (Obama avait appelé, deux jours avant le scrutin à voter “par vengeance”), les valeurs vraies de la démocratie américaine reprennent le dessus et avec elles les normes de “civilité”.

Une illusion nécessaire

Cette croyance à la “civilité” est une illusion nécessaire dans la mesure où la bataille électorale reprendra dans un an à peine, en vue des élections générales de novembre 2014 avec le renouvellement biennal de la Chambre, d’un tiers du Sénat et de quasiment 40 gouverneurs.

Les deux hommes savent aussi que l’élection présidentielle est un archaïsme électoral, dû à l’allocation des votes à de grands électeurs, sans respect pour le suffrage universel et qu’on appelle aux États-Unis, par euphémisme, “le vote populaire” : l’un et l’autre savent que seulement 1.360.000 voix sur 118 millions de votes exprimés les séparent (la différence est 2.700.000 contre 700.000 en 2008, donc arithmétiquement il suffit que la moitié change d’avis pour créer une majorité). Un fétu de paille.

Bref, l’électorat est coupé en deux parts égales et très antagonistes. L’illusion de civilité que mettent en scène les deux discours permet, pour le moment, d’être en état de “civilité”, en taisant les deux faits, durs et irréfragables, que je viens de citer : l’impact de l’élection qui arrive et la question de la légitimité populaire.

Et puis l’un et l’autre savent que leur carrière politique arrive à terme : Romney et sa génération de républicains patriciens vont passer la main à de jeunes loups comme Paul Ryan, qui préside la commission des finances de la Chambre, et déjà les stratèges républicains attribuent cette très courte défaite (en voix) au fait que Romney n’était pas assez “conservateur”, trop “classe” comme le dit Obama (le mot qui tue), pas assez “mean” (méchant, un qualificatif que ces mêmes stratèges ont appliqué, avec envie, à Obama).

Deux discours très contrastés

Obama sait que, contrairement à son premier mandat, il ne tient désormais que le Sénat, toujours susceptible en outre d’être bloqué par des techniques de procédure : il entame son mandat en position de faiblesse sur Capitol Hill, c’est-à-dire incapable de mettre en œuvre un programme. Mais, non-rééligible, il pourra lentement se forger l’image ou même l’ethos d’un “senior statesman”. Même George W. Bush y est parvenu, après son deuxième mandat. Il doit donc se montrer “généreux” et “civil”.

Les deux hommes ont parfaitement conscience de ces paramètres qui déterminent, rhétoriquement, leurs deux discours. Mais il est difficile d’imaginer deux discours plus contrastés que ceux de Romney et d’Obama. On sait aussi que Romney n’avait préparé qu’un discours de victoire et Obama seulement un discours de concession – et à juste raison car dans ce scénario-là c’eût été pour Romney et Obama parler à contre-emploi (Romney partait perdant et Obama n’est pas habitué à s’avouer vaincu).

Le discours de concession est apparu en France lors de la défaite de Nicolas Sarkozy, importé des États-Unis. Encore faut-il voir comment ça fonctionne.

Le discours de Romney, sans téléprompteur, est bref, une quarantaine de lignes. Il annonce qu’il a appelé le président pour le féliciter, et puis il remercie Paul Ryan, sa femme et sa famille, son équipe et tous ses supporters. Standard. Mais la clef de son discours, une clef qui ouvre et referme sa prestation est celle-ci : “Je vais prier pour lui (Obama) et notre grande nation”.

Vu de France on peut trouver cela cocasse. Mais si Romney, revenant de très loin, n’ayant mis en place sa campagne qu’en juillet, avec des rivaux républicains qui ne l’ont pas ménagé, ni avant ni après son investiture, parle de “prier” la raison en est double : d’une part, il doit à la base chrétienne conservatrice de son électorat, protestante, évangélique, d’avoir amené à lui 58 millions de votes, soit la moitié de l’électorat (moins le petit million de voix de différence) ; d’autre part parler de Dieu, même indirectement, est une valeur sûre qui lui permet de prendre encore une fois, l’ultime fois, ses distances envers l’image d’un milliardaire patricien que le camp Obama a réussi à imposer comme son ethos de définition. Bref, “la classe”. Et affaire classée. La génération Ryan prend la relève.

Le discours d’Obama, un modèle du genre

Le discours d’Obama, trois heures plus tard, est intéressant dans la mesure où il met en scène les topos attendus de tout discours de ce genre. Obama et son équipe rapprochée ont disposé de deux heures pour produire, sur 150 lignes, un modèle du genre, servie par le don d’éloquence naturelle du président quand il est face à un public tout acquis.

Les premières phrases, évoquant bizarrement “cette ancienne colonie libre depuis deux siècles”, est une réplique directe à l’invite faite par Romney “à guider notre nation” : Obama se compare aux Pères fondateurs dont les principes sont censés “guider” l’Amérique. Il mentionne ensuite le coup de fil de Romney, profère les remerciements usuels – bref le protocole est respecté.

Mais tout le reste du discours est une orchestration de ce que les communicants ou speechwriters américains savent être les “valeurs centrales” (core values) que tout argument politique aux États-Unis doit actionner, à savoir :

– la liberté est fondamentale, la liberté de choisir ses leaders, la liberté de débattre, la liberté de faire sa vie selon ses propres désirs, unique à la “nation américaine” (“Ces débats que nous avons sont la marque de notre liberté”).

– l’égalité relève d’un sens inné de la justice, inégalé ailleurs (“la promesse fondatrice”).

– l’opportunité donnée à tous de saisir sa chance (le mot “opportunité” revient dans le discours, comme un leitmotiv)

– la juste récompense de l’effort fourni (“Amérique, la généreuse… d’où que vous veniez… qui que vous soyez”).

– le succès (“qui fait l’envie du monde”).

– le patriotisme au quotidien (“le patron qui se prive pour aider son employé, le soldat blessé qui sauve son camarade, je les ai vus”).

– la supériorité innée de la république américaine (“nous sommes la plus grande nation sur terre”, “nos universités et notre culture sont l’envie du monde”).

– la communauté (“Nous sommes plus grands que la somme de nos ambitions personnelles et plus qu’une collection d’États”, “ce qui nous rend exceptionnel est le lien fort qui nous unit en dépit de nos différences et notre sens d’un destin commun”).

L’orchestration est parfaite. Il y manque une valeur – “la religion”, la valeur attachée par les Américains à la croyance en un Être suprême avec qui l’Amérique entretient un rapport privilégié. Absent (sauf le rituel “Dieu bénisse l’Amérique”, inventé par Dwight D. Eisenhower). Absent car omniprésent dans le bref discours de Romney. Obama eût été en terrain mouvant, et par “civilité” il concède, et c’est la seule concession, cette valeur à son adversaire.

Le rituel rhétorique est accompli. Les dés roulent jusqu’aux prochaines élections et la campagne qui démarre dans un peu plus d’un an.

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