On ne leur a octroyé qu’un court répit. À peine le président Obama arrivé à bon port, réélu contre le méchant ploutocrate Romney, le voilà qui laisse choir ses partisans les plus engagés.
« Dans les semaines et les mois qui viennent, j’ai hâte de contacter les leaders des deux partis pour relever les défis dont nous ne pourrons triompher qu’ensemble », a-t-il lancé à la foule festive rassemblée à Chicago la nuit du 7 novembre. « Réduire notre déficit. Réformer notre code fiscal. Réparer notre système d’immigration. Nous libérer du pétrole étranger. »
Comment ? Quoi ? Le grand populiste, ennemi des riches, socialiste de souche, défenseur de l’État providence, prônerait seulement une « réforme » du code fiscal ? Et cela uniquement pour « réduire le déficit » fédéral et non pas pour redresser l’injustice économique ? Les fans d’Obama n’ont peut-être pas immédiatement remarqué ce ton ultra-conciliant, mais il est certain que les ennemis républicains ont très vite saisi la portée des paroles tièdes du président. Deux jours plus tard, le Wall Street Journal, tribune du « one percent », a réagi avec ravissement aux constats encore plus feutrés de l’ange gardien du Parti démocrate : « Les remarques [cet après-midi] de M. Obama ont vraisemblablement remonté le moral des républicains. Le président n’a pas une seule fois mentionné les taux d’impôt ou la nécessité de les augmenter. Il a quand même encouragé le Congrès à promulguer une loi présentée au Sénat l’été dernier qui prolongerait les taux d’impôt actuels pour la classe moyenne… Autrement, Obama a seulement dit que les Américains les plus riches devraient « payer un peu plus d’impôt dans le cadre d’un accord bipartisan sur le budget ». »
Durant ma jeunesse, mon père me martelait le principe que l’on devrait toujours suivre les gestes plutôt que les paroles afin de comprendre la réalité de la politique. Je ne dis pas le contraire – justement, je fais de mon mieux pour transmettre cette réalité dans mes chroniques -, mais, parfois, les paroles d’un politicien méritent d’être écoutées. Dans le cas d’Obama, les actions suivent très souvent les paroles, ou l’omission de certaines paroles, à la lettre. Et je constate que Barack Obama a clairement indiqué qu’il allait poursuivre sa politique d’apaisement envers la droite et les nantis, sachant bien que l’écart grotesque entre l’extrêmement riche et tout le reste de l’Amérique s’accroît dramatiquement.
Mais la gauche américaine – ainsi que la grande majorité des Canadiens et des Européens qui auraient voté pour le président sortant s’ils l’avaient pu – ne s’intéresse pas trop aux analyses de texte. Toujours en quête des bonnes intentions d’Obama, excités par les bienfaits symboliques et l’auréole rédemptrice d’un président noir, les bien-pensants de la classe libérale ne cessent de se leurrer. Pourtant, le président n’est pas le seul à trahir ses slogans de campagne. Si l’image d’Obama rend aveugle par sa brillance, on n’a qu’à lire les déclarations d’un baron démocrate plus prosaïque comme Charles Schumer, sénateur de New York, porte-parole de Wall Street et membre du comité des banques au Sénat. Le jour même où le président a tendu la main au chef républicain John Boehner, président de la Chambre des représentants, celui-ci est revenu sur sa position précédente et a laissé entendre qu’un compromis était envisageable où le taux marginal maximum sur le revenu individuel resterait à 35 % dans l’année à venir au lieu de revenir aux 39,6 % établis dans l’ère Clinton, avant les coupes instaurées par George W. Bush. Selon Obama et Schumer, il vaudrait mieux éliminer les « loopholes » qui bénéficient trop aux riches.
Les Américains huppés ont un véritable talent pour éviter de payer les impôts, dont l’exemple le plus scandaleux est le « loophole » qui permet aux partenaires de fonds d’investissement (dont Romney) de traiter leurs honoraires comme des « plus-values » au lieu de revenus ordinaires, ainsi imposés à 15 % au lieu de 35 %. Or, prévoit-on dans le compromis suggéré par Schumer – ou dans la réforme du code fiscal offerte par Obama – une modification de cette lacune foudroyante, de ce cadeau à l’élite financière ? J’en doute et, jusqu’à présent, cela ne fait pas partie du débat officiel sur la prétendue « falaise fiscale », qui, selon ses promoteurs, présente une menace plus grave que la falaise de pauvreté ou la faille grandissante entre les classes sociales et économiques.
Toutefois, Obama ne s’arrête pas là dans la déception. Lors de son discours de victoire, il a parlé avec émotion « d’une décennie de guerre… en train d’arriver à terme ». La semaine dernière, à la une du New York Times, on apprenait que la Maison-Blanche et le Pentagone cherchaient à prolonger la présence des forces militaires américaines en Afghanistan après la fin de 2014, date annoncée par l’administration Obama pour la retraite complète des troupes de combat. D’après le correspondant Michael Gordon, source fiable du pouvoir militaire, le nombre de soldats pourrait atteindre 10 000 Américains et plusieurs milliers d’autres pays de l’OTAN. Reste à voir à quel point et à quelle échelle technique il faudra soutenir les forces du gouvernement corrompu et largement fictif d’Hamid Karzaï. Une chose est certaine : Obama fera de son mieux pour être à la hauteur de son éloquent discours. En parlant de l’esprit et de « la grandeur de l’Amérique », Obama s’est dit « plein d’espoir parce que j’ai vu cet esprit à l’oeuvre. » Où ? « Je l’ai vu chez les soldats qui s’engagent de nouveau après avoir été mutilés. » Eh bien, ils seront plus nombreux. Et la gauche pro-Obama pourra se féliciter de son patriotisme.
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