The Newtown Massacre: Firearms and American Identity

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Un beau jour de 1995, George Bush, dans un geste de profonde indignation, renvoya sa carte de membre de la NRA, la National Rifle Association, à la puissante organisation de défense des armes à feu et le fit savoir. Un extrémiste en révolte contre l’Etat, Timothy McVeigh, venait de faire sauter un bâtiment fédéral à Oklahoma City, tuant 167 personnes. L’Amérique sous le choc découvrait l’existence en son sein de milices de “patriotes” paranoïaques, obsédés par l’idée que l’Etat américain cherchait à les priver de leurs armes.

Quelques jours avant l’attentat, la NRA avait eu le mauvais goût d’envoyer une circulaire à ses 3,4 millions d’adhérents dans laquelle les agents des forces de l’ordre fédérales étaient qualifiés de “nazis”. Cette lettre, expliqua George Bush, “offense profondément mon sens de la décence et de l’honneur”. Piquée au vif, la NRA dut acheter des pages entières de publicité dans les journaux pour répondre à l’ex-président George Bush.

George Bush père, bien sûr. Le fils n’a pas eu cette “décence”-là. Sur la question des armes à feu comme sur bien d’autres, George Bush père et fils, le 41e et le 43e président des Etats-Unis, symbolisent deux Amérique opposées. Dans l’éternel débat américain sur les armes à feu, que le massacre de 20 enfants et 6 adultes à l’école de Newtown, dans le Connecticut, vient de relancer tragiquement, l’Amérique de George Bush père était, jusqu’à vendredi 14 décembre, largement perdante face à celle de George Bush fils.

La révolution sécuritaire qui s’est emparée des Etats-Unis après l’attaque du 11 septembre 2001, parallèlement aux deux mandats de George W. Bush, de 2000 à 2008, ont inversé la dynamique sur le contrôle des armes à feu et infligé une véritable régression à cette dimension très particulière de l’identité américaine, si incompréhensible pour le reste du monde.

Le président Bill Clinton s’était fait le champion du “gun control”, expression qui a fini par désigner, en politique, les efforts visant à restreindre l’accès aux armes à feu. Car aux Etats-Unis, pas question d’interdire : le deuxième amendement de la Constitution consacre le “droit des gens à détenir et à porter une arme”. Les adversaires des armes à feu ne peuvent donc agir qu’à la marge. Les restrictions à ce droit seront plus ou moins larges suivant le rapport de forces entre partisans et opposants du “gun control” au Congrès et à la Cour suprême, et suivant l’évolution de la société américaine.

Dans les années 1990, Bill Clinton et plusieurs élus, comme la sénatrice Dianne Feinstein, avaient réussi à faire pencher le balancier dans le sens d’un contrôle accru. La loi Brady, promulguée en 1993, qui imposait un contrôle des antécédents de tout acheteur d’une arme à feu, avait été promue par un collaborateur du président Reagan, Jim Brady, grièvement blessé d’une balle dans la tête lors de la tentative d’assassinat de Ronald Reagan en 1981.

Puis en 1994, le vote d’un projet de loi interdisant 19 modèles d’armes semi-automatiques d’assaut, pour lequel M. Clinton s’était battu comme un lion, fut considéré comme un coup dur pour la NRA. Lasse de la criminalité en zone urbaine et des obsèques de jeunes fauchés de plus en plus jeunes par des armes de plus en plus rapides, l’opinion publique appuyait le mouvement. Deux sujets de société, la peine de mort et les armes à feu, séparent profondément l’Europe et les Etats-Unis ; sur celui-ci, le credo américain paraissait au moins écorné.

Mais la loi d’interdiction des armes d’assaut n’était en vigueur que pour dix ans. En 2004, l’humeur avait changé, le président aussi et le Congrès n’a pas jugé utile de la renouveler. Après huit ans de domination républicaine, un démocrate, Barack Obama, a repris la Maison Blanche en 2008, mais sur la question des armes à feu, il n’a jamais montré la fougue de Bill Clinton. Sa première réaction à la tuerie de Newtown, vendredi soir, a été émue mais timorée – Michael Bloomberg, le maire de New York, a eu beau jeu de lui reprocher son manque de leadership sur la question. Ce n’est que dimanche soir que le président, conscient de la montée de l’émotion, a adopté un ton plus volontariste.

Entre-temps, le nombre de membres de la NRA est passé de 3,4 millions en 1994 à 4,3 millions aujourd’hui. Les “tueries de masse” (“mass shootings”) sont devenues une catégorie tristement courante de la criminalité aux Etats-Unis, suivies de phases d’apitoiement incantatoire rapidement oubliées. L’expression “gun control”, relève l’analyste de données Nate Silver dans son blog “Five Thirty Eight”, a été de moins en moins mentionnée dans le discours public ces dix dernières années, au profit des expressions “gun rights” (droits des porteurs d’armes) et “deuxième amendement”, glissement rhétorique qui confirme le basculement de l’opinion. Le fossé avec l’Europe, sur ce plan-là, est redevenu béant. Cette évolution a accompagné, dans un contexte sécuritaire plus large, la militarisation de la lutte contre le terrorisme impulsée par George W. Bush ; sous Obama, la CIA a été chargée de gérer un programme militaire de drones. Le Wall Street Journal faisait état, il y a quelques jours, d’un nouveau programme de surveillance de données privées des citoyens américains, au nom de la lutte contre le terrorisme, sans susciter d’émoi particulier.

Enfin, une bonne nouvelle : le massacre de Newtown a incité la sénatrice Dianne Feinstein à proposer une loi d’interdiction des armes d’assaut. Cela vous rappelle quelque chose ? Oui, le texte que Bill Clinton avait arraché au Congrès en 1994. L’Amérique revient vingt ans en arrière, mais il lui reste encore à solder les années Bush.

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