Zero Dark Thirty, un film co-écrit par la CIA…
Lorsqu’elle faisait la promotion de Zero Dark Thirty, la réalisatrice Kathryn Bigelow avait l’habitude d’affirmer qu’elle a adopté «une approche journalistique du cinéma». À la lumière de nouveaux documents déclassifiés hier, on doit en conclure qu’elle a une conception pour le moins tronquée de l’éthique journalistique. En effet, je me demande combien de quotidiens engageraient quelqu’un qui laisse ses sources réécrire un article les concernant.
C’est pourtant ce qui s’est passé lors de la production de son film, alors que la CIA a exigé et obtenu plusieurs modifications au scénario écrit par Mark Boal. La collaboration entre les créateurs de ZD30 et l’agence de renseignement américaine était bien connue, mais on ne savait pas cependant qu’elle a réussi à exercer une influence directe sur la démarche artistique. En d’autres mots, on apprend aujourd’hui que le film le plus salué par la critique en 2012 est essentiellement un film de propagande.
C’est Adrien Chen de Gawker qui a obtenu le mémo d’un peu plus de deux pages en se prévalant de la Loi pour la liberté d’information. On y apprend que dans le scénario original, la protagoniste Maya (Jessica Chastain), une agente de la CIA, participait directement à la torture d’un détenu. Chen poursuit :
Selon le mémo, «Boal a dit qu’il allait résoudre ce problème». En effet, dans la version finale Maya ne touche pas le prisonnier au cours de cette scène. La décision d’avoir Maya s’abstenir de la torture était significative tant d’un point de vue artistique que factuel. Son ambivalence est un élément clé de son caractère, et les critiques ont examiné à la loupe chaque détail des scènes de torture, y compris le statut de Maya en tant qu’observatrice plutôt que participante, pour trouver un sens dans le débat sur la torture que le film a suscité.
Spencer Ackerman de Wired, par exemple, a interprété la relation complexe de Maya par rapport à la torture à l’écran comme un signe d’une vie intérieure complexe: «Maya est … un code secret: on nous la montre venir près de vomir lorsque elle observe la torture. Mais elle ne s’y oppose pas non plus.» Bien sûr, la scène se lit un peu différemment si le choix a été dicté par un agent de propagande de la CIA.
D’autres modifications incluent une scène d’interrogatoire dans laquelle un chien intimide un détenu, et une fête bien arrosée à Islamabad dans laquelle un officier tire en l’air avec un AK-47. Ces éléments ont été complètement rayés du scénario parce qu’ils présentaient l’agence sous un mauvais jour – pas parce qu’ils ne se sont jamais produits. En somme, la CIA s’est montrée très satisfaite de sa relation avec Boal, affirmant au sujet du scénariste : «Il a accepté de partager les scripts et les détails du film avec nous, nous sommes donc absolument confortables avec ce qu’il va montrer».
Je suis peut-être naïf, mais un film aux prétentions sérieuses qui examine une organisation ayant baigné dans une des controverses les plus chaudement débattues au cours de la dernière décennie ne perd-il pas toute sa crédibilité lorsque ladite organisation le considère comme «absolument confortable»? Pour le duo Boal-Bigelow, compromettre ainsi leur intégrité artistique était un prix raisonnable à payer sur le chemin de la gloire. C’est leur droit. Ce qui me rend inconfortable, par contre, c’est tous ces spectateurs et critiques qui vont continuer de considérer ZD30 uniquement comme une oeuvre de cinéma.
Leave a Reply
You must be logged in to post a comment.