Detroit: A Slow Fall

Edited by Gillian Palmer

 

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Il y a une vie après la banqueroute. La mise en faillite de la ville de Detroit, aux Etats-Unis, n’est pas le début de la fin pour la municipalité, mais la suite logique d’un processus d’endettement dont, malgré la nomination par l’Etat du Michigan d’un administrateur public ayant tous pouvoirs, elle n’arrivait pas à se sortir. Comme nous l’expliquait son porte-parole, Bill Nowling, “une ville existe pourproduire des services, on ne peut la désosser comme on pourrait le faire d’une entreprise, c’est la différence entre le chapter 9 et le chapter 11 de la loi.”

Alors pourquoi un tel émoi ? Pourquoi la mise en faillite de Detroit provoque-t-elle un raz-de-marée de commentaires et d’inquiétudes à travers la planète ? En raison, comme on le lit ici ou là, de la taille de cette ville qui fut au temps de sa grandeur la quatrième des Etats-Unis ? Parce qu’elle crée un précédent fâcheux ? Non, la chute de Detroit inquiète parce qu’elle est le symbole d’un changement de civilisation.

RÊVE PROGRESSISTE

Pas de junk bonds (“obligations pourries”), de crise de la finance – cette mauvaise économie, décriée comme une maladie infantile du capitalisme –, pas de subprimes ici, mais la déroute de l’industrie, lourde et solide, qui fut à la base du XXe siècle triomphant. La civilisation de l’automobile. Avec tous ses corollaires : la course au pétrole, les gaz à effet de serre et le dérèglement du climat.

A Detroit se rassemblent tous les grands rendez-vous du rêve progressiste d’une ère de prospérité dont on découvre aujourd’hui les vices cachés. C’est ici, chez Ford, que naissent le taylorisme et la division du travail. Ici, encore, dans la maison d’en face, General Motors, que s’invente le crédit à la consommation (et par extension le surendettement des ménages ?). Ici qu’est construit le premier mall,ces centres commerciaux où on peut se rendre en voiture. La ville tout entière s’est construite comme une utopie autour de cet ADN automobile.

La moindre avenue fait huit voies, les autoroutes la strient dans tous les sens. Bien sûr, on pourra expliquer la désertification récente de Detroit – dans les quarante dernières années, elle est passée de 1,8 million d’habitants à moins de 800 000 – par des raisons historiques : les émeutes raciales ont poussé dans les années 1960 les classes moyennes blanches vers les banlieues, la crise économique a fait partir dans les années 1980 les classes moyennes noires…

Mais on peut aussi voir dans son réseau routier la vraie raison de cet exode qui portait dans sa structure même l’effondrement de tout l’édifice – sans habitants, pas d’impôts locaux ; sans impôts, pas de services publics, de police, de pompiers, d’éducation ; et sans services publics, il n’y a pas de vie possible dans cette Babel aux gratte-ciel évidés.

Et l’on pense dans l’égarement des rues de la grande ville américaine à ce livre du biologiste et géographe américain Jared Diamond, Effondrement, sous-titréComment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (Gallimard, 2009). “Tout le monde regarde ce qui se passe à Detroit, parce que tout le monde se demande si cela ne va pas lui arriver”, sourit tristement Chris Jaszczak, le patron du 1515 Broadway, un des rares cafés du centre-ville au-dessus duquel il habite.

UNE INSONDABLE TRISTESSE

Lui dont le grand-père, polonais, militant marxiste, fut tué à Chicago ; dont le père participa aux premières grèves en 1933 ; lui qui ne dit pas “les émeutes raciales de 1967” mais “l’insurrection” ; lui, le vétéran du Vietnam antimilitariste que les militants d’Occupy Wall Street vinrent défendre lorsque, incapable de payer les banques, on voulut l’expulser. Il reste une des dernières mémoires d’un Detroit à visage humain.

Et c’est sans doute là ce qui provoque chez nous cette insondable tristesse. Detroit, symbole de la grandeur de notre civilisation, symbole d’une ère que nous appellerons “anthropocène” – l’ère de l’homme, celle dont il est devenu la principale force géologique, responsable des modifications opérées non seulement dans son atmosphère, sa biosphère ou son hydrosphère mais également dans sa lithosphère, ses sols –, est aussi le marqueur de sa décrépitude, de sa limite, de l’enjeu des années à venir.

Nous sommes souvent plus prompts à en refuser l’hypothèse qu’à en accepter la crainte, mais ce qui se passe à Detroit fait peser une interrogation sur le modèle de société que nous avons suivi. Ici où tout commence, tout s’arrête ?

Il y a six mille ans en Mésopotamie naquit la première grande civilisation urbaine et la première langue écrite : les Sumériens avaient développé un système d’irrigation sophistiqué qui consacrait la victoire du savoir et de l’habileté humaine sur la nature… Hélas, au cours des siècles, les eaux d’irrigation firent petit à petitremonter à la surface les sels minéraux contenus dans la nappe phréatique, salinisant les champs et les rendant incultes.

Faute de l’avoir compris, il ne reste de ces temps glorieux dans cette région désormais désertique du sud de l’Irak que des ruines pétrifiées. D’un symbole, l’autre. “Les civilisations meurent par suicide, écrira l’historien britannique Arnold Toynbee. Non par meurtre.”

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