L’affaire Snowden n’en finit pas de réveiller le traumatisme du 11 septembre 2001. Et de démontrer l’érosion des libertés publiques qui a accompagné la politique antiterroriste, aux Etats-Unis, mais également en Europe.
Au fil des révélations sur l’ampleur du dispositif de renseignement américain et sur le soutien actif qu’il a trouvé chez certains alliés de Washington, on prend la mesure de ce recul de la vigilance sur des valeurs démocratiques fondamentales. Tout aussi frappante est l’accoutumance, voire l’indifférence, en la matière, de nombreux responsables politiques européens. A ce jour, les Etats-Unis et l’Allemagne sont les seuls pays où le “choc” Snowden a déclenché un réel débat sur l’équilibre à trouver entre sécurité et liberté.
En France, peu de voix se sont élevées pour demander des éclaircissements, pour creuser la question d’une complicité possible entre nos services de renseignement et un appareil sécuritaire américain dont les dérives ne cessent d’être mises au jour. Comme si la lutte contre un danger terroriste – dont la France a fait la cruelle expérience sur son sol dans les années 1980-1990, avant les Américains – valait blanc-seing définitif à tout ce que les gouvernants ont pu entreprendre depuis 2001 en réaction à la menace Al-Qaida.
En annonçant, le 9 août, plusieurs mesures de transparence, c’est un Barack Obama sur la défensive qui a tenté de rétablir la “confiance” de l’opinion envers les méthodes de surveillance déployées par la puissante National Security Agency (NSA). Le président américain n’a en rien annoncé un démantèlement du programme Prism, grâce auquel des masses énormes de métadonnées sont passées au peigne fin. Il assure que le système ne donne pas lieu à des abus. Selon lui, le problème résiderait dans la perception du programme – et non pas dans son existence. La démocratie américaine comporte de puissants contre-pouvoirs, qui seront mis à l’épreuve sur ce dossier comme ils l’ont déjà été, durement, durant la présidence de George W. Bush.
La sinistre victoire posthume de Ben Laden est là, dans cette marque apparemment indélébile laissée par la “guerre contre le terrorisme”. La “guerre de nécessité” en Afghanistan puis la “guerre de choix” en Irak ont produit deux corruptions majeures : un recul du droit international humanitaire et la mise en cause des protections qu’accordent les conventions de Genève. Ce fut la naissance d’un droit militaire d’exception, négation de l’habeas corpus. Et d’une législation d’exception, le Patriot Act, qui fonde l’action de la NSA. La démocratie américaine a accouché de deux monstres jumeaux : Guantanamo et Prism.
L’évolution de Barack Obama est spectaculaire. Brillant théoricien de la “guerre juste” devant le comité Nobel, il s’est révélé grand praticien des guerres secrètes : le recours abondant aux drones et les écoutes électroniques mondiales. L’admirateur proclamé de Martin Luther King apparaît sans cesse en proie à des contradictions inhérentes au rôle de “commandant en chef”, tel qu’il se l’assigne.
Il y a dix ans, l’intellectuel américain Robert Kagan décrivait l’Europe comme une “Vénus”, en opposition au “Mars” américain. Elle donne l’impression d’assister de loin à ces dilemmes, comme s’ils ne la concernaient pas. Ce serait vite oublier qu’elle aussi a été corrompue dans ses principes par les années d’antiterrorisme. Elle a accueilli les vols secrets de la CIA et hébergé des prisons secrètes de la même agence, par où transitaient des détenus vers Guantanamo. L’Europe a enrôlé dans ses opérations antiterroristes les régimes les moins fréquentables, leur offrant un quitus, voire un statut d’alliés jusqu’à ce que certains soient renversés par des révoltes populaires en 2011.
Le continent dit du “soft power” aura beaucoup abdiqué dans ce consentement muet. Les Britanniques dans un rôle de “mercenaires” de l’équipe Bush, les Allemands, en flirtant avec les méthodes d’écoute de l’ancienne Stasi dans le cadre d’un accord passé en 2002 avec Washington par le chancelier Schröder, et les Français en accueillant au coeur de Paris un centre secret, “Alliance Base”, où les services de six pays (Etats-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne, Canada, Australie) coopéraient étroitement, ainsi que l’a décrit en 2005 le Washington Post.
La DGSE qui, comme Le Monde l’a révélé en juillet, dispose d’un programme de surveillance similaire à celui de la NSA, quoique moins puissant, a-t-elle pu dans ces conditions tout ignorer des dérives de Washington ? Ou même s’en démarquer ? Les dirigeants français ont préféré s’indigner de l’espionnage américain plutôt que de s’attarder sur ces questions.
L’examen de la décennie d’efforts transatlantiques dans l'”antiterrorisme” est loin d’être terminé, et c’est là le principal mérite des révélations de Snowden. Comment, d’ailleurs, qualifier celui-ci : une nouvelle dissidence à l’heure digitale ? Un naïf instrumentalisé par la Chine et la Russie qui lui offre “l’asile” et n’ignore sans doute rien de ses fichiers ? Les nouveaux outils technologiques, la numérisation de tout et de nos vies, n’ont pas fini de soulever des questions profondes sur l’information, les libertés, le contrôle démocratique sur la surveillance opérée par les Etats et les sociétés.
Le terrorisme doit être combattu mais les démocraties perdent la bataille si elles y sacrifient l’exigence de garde-fous solides, de mécanismes de contrôle, sanctuarisant la liberté de chacun de communiquer sans avoir la crainte d’être surveillé pour des raisons opaques. Ce sont ces garanties qui distinguent les démocraties des régimes autoritaires. M. Obama l’a souligné, évoquant la propension de “certains gouvernements” non seulement à surveiller sans limites, mais “à jeter leurs propres citoyens en prison pour ce qu’ils ont dit “online””. Utile et nécessaire rappel. Mais insuffisant pour lever les doutes sur les pratiques de pays démocratiques qui se veulent exemplaires.
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