Edited by Anita Dixon
Perspectives – Les poules mouillées
Le radicalisme d’une certaine droite aux États-Unis fait la preuve par l’absurde du contraire de ce qu’elle prétend, c’est-à-dire de l’importance centrale de l’État dans le bon fonctionnement de l’économie.
Si le but des élus du Tea Party à la Chambre américaine des représentants était de montrer que les Américains et leurs finances se porteraient mieux si le gouvernement était moins présent dans leurs vies, c’est raté. Il n’a suffi que de quelques jours de congé forcé aux 800 000 employés fédéraux jugés « non essentiels » pour commencer à entendre la grosse machine économique américaine grincer.
Le problème ne venait pas seulement d’une soudaine hésitation à consommer des pauvres employés du secteur public ni de la baisse de revenus dans les parcs nationaux fermés, mais de centaines d’autres recoins insoupçonnés de l’économie américaine. Pourtant habituellement bien au fait des besoins de l’industrie militaire, la droite américaine a, par exemple, sans doute été étonnée d’apprendre que United Technologies, le fabricant des moteurs des hélicoptères de combat Black Hawk, allait devoir mettre à pied 2000 employés, faute d’inspecteurs gouvernementaux pour approuver le fruit de leur travail. Le géant Boeing s’est aussi plaint d’être bloqué dans le développement de la nouvelle version allongée de son avion 787 pour la même raison.
Selon les experts, l’économie américaine perdra entre 0,1 et 0,2 point de pourcentage de croissance pour chaque semaine de fermeture du gouvernement fédéral. Comme il semble que l’affaire pourrait traîner au moins jusqu’à la mi-octobre, cela voudrait dire environ 0,5 % de croissance en moins pour une économie qui n’est pas exactement en surchauffe depuis la fin de la Grande Récession.
On ne rit plus
La plus grande angoisse des observateurs porte cependant sur une autre étape du processus budgétaire, qui risque, elle aussi, de tourner à l’impasse partisane à Washington, soit le relèvement du plafond de la dette. Le Trésor américain a qualifié de « catastrophique » la perspective que la guérilla parlementaire du camp républicain, contre la réforme de la santé d’Obama et le gouvernement fédéral en général, puisse empêcher ce dernier d’emprunter à hauteur de ses besoins et le forcer à choisir entre sabrer dans les dépenses publiques ou faire faux bond à ses créanciers.
La dernière fois que le Congrès américain avait dansé si près du précipice, à l’été 2011, l’indice de confiance des consommateurs avait plongé de 22 %, Wall Street avait reculé de 17 %, les États-Unis avaient été dépouillés de leur cote AAA, et le taux d’intérêt sur ses titres de dette à long terme avait augmenté de 70 points de base.
Mais la menace ne se limite pas aux États-Unis, a prévenu, cette semaine, le Fonds monétaire international. Si la simple suggestion d’un resserrement de la politique monétaire de la Réserve fédérale a pu mettre les marchés internationaux sens dessus dessous, imaginez ce que provoquerait un défaut (ou la simple augmentation du risque de défaut) sur des titres de dette qui constituent la principale source de garanties et de liquidités sur ces mêmes marchés.
De l’économie à la politique
Cette situation à la fois absurde et terrifiante a amené les économistes, cette semaine, à s’improviser politologues. Ils se sont demandé à quoi avaient pensé les pères fondateurs de la démocratie américaine. Ils ont cherché par quel tour de passe-passe procédural ou constitutionnel on pourrait se sortir d’affaire. Ils ont essayé de comprendre comment le débat politique avait pu devenir si polarisé et comment des élus pouvaient se montrer aussi inconscients des dangers qu’ils faisaient courir à leur propre économie ?
Plusieurs ont comparé la situation à cette histoire tirée de la théorie des jeux rationnels où deux conducteurs de voiture roulent l’un vers l’autre à tombeau ouvert. Appelé « le jeu de la poule mouillée » (chicken game), ce scénario a pour gagnant le conducteur qui force l’autre à lui céder le passage, mais peut aussi faire deux grands perdants si les deux conducteurs s’entêtent.
Nos économistes se sont peut-être aussi souvenus de tout le mal qu’ils disaient encore récemment des gouvernements européens et de leur incapacité à s’élever au-dessus de leurs différences pour trouver des solutions à leur crise des dettes souveraines. Ils se sont bien moqués, cette semaine, des nouvelles frasques de Silvio Berlusconi, qui menaçait de faire tomber le gouvernement italien dans le seul but de retarder la levée de son immunité parlementaire. Cette fois-ci, les élus italiens ont toutefois su se montrer plus vite raisonnables que leurs confrères américains [gênant !].
La politique n’a pas fini de s’inviter dans les grandes questions économiques, quoi qu’en disent ceux qui croient que l’économie se porterait mieux sans l’État. Tous les grands enjeux, tels que l’environnement, l’assainissement des finances publiques, le choc démographique, la compétitivité et le partage de la richesse, commanderont des stratégies et des actions collectives que seuls des gouvernements pourront organiser. Le défi sera d’autant plus grand que plusieurs de ces politiques nécessiteront, comme dans la crise européenne, une action concertée de l’ensemble des gouvernements.
Il n’y a plus qu’à espérer que les prochains débats démocratiques se fassent de la façon la plus raisonnable et la plus intelligente possible si l’on veut éviter les accidents.
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