Bien qu’imparfaite et incomplète, la réforme fiscale de 1986 reste, pour beaucoup d’Américains, un modèle du genre. Elle nous renvoie aussi à une époque désormais révolue ou le « check and balance » des institutions américaines était synonyme de compromis et de délibération et non pas de blocage, voire de sabotage systématique, comme c’est le cas aujourd’hui.
Le Tax Reform Act de 1986 a été possible pour au moins deux raisons :
La première fut la rupture théorique, intellectuelle, avec les modèles économiques hérités de l’après-guerre. Après deux chocs pétroliers, une décélération de l’activité et surtout une forte inflation tout au long des années 1970, les théories étaient désormais caduques et la recherche d’un nouveau modèle (ou, ce qui est plus correct, un retour aux théories non keynésiennes) s’imposait tant du côté des démocrates que des républicains.
Le meilleur exemple fut la mise en place de l’Economic Recovery Tax Act en 1981. Ses mesures phares étaient une baisse de 23 % sur trois ans du taux d’imposition des ménages (taux marginal maximum passant de 70 % à 50 %) et l’indexation à l’inflation des tranches d’imposition (prévue pour 1985).
La forte inflation des années 1970 avait en effet progressivement déplacé les ménages modestes dans les tranches d’imposition supérieures avec un quasi doublement du taux d’imposition entre la fin des années 1960 et le début des années 1980, nourrissant, aussi bien dans l’électorat démocrate que républicain un ressentiment contre un système fiscal injuste et insupportable.
La baisse des taux était quant à elle inspirée par les tenants de l’économie de l’offre (Laffer au premier chef) pour qui la baisse des taxes serait autofinancée par le surcroît d’activité associée. L’hypothèse que la baisse de l’imposition du revenu augmenterait l’incitation à travailler (sic) et engendrerait une hausse des recettes ne s’est pas vérifiée. Le creusement des déficits qui a suivi explique les (modestes) hausses successives d’impôts de 1982, 83 et 84 – hausses qui n’ont pas réussi à combler le déficit public.
L’idée sous-jacente de la réforme de 1986 était de réduire le taux marginal à 28 %, en contrepartie de la suppression de multiples provisions (les « tax expenditures », « sheltered investments »), et d’élargir l’assiette fiscale. Pour éviter d’être un « cadeau » aux plus riches, la réforme ciblait également les revenus modestes en proposant des exemptions personnelles. Le niveau très élevé des taux marginaux (70 % en 1981, 50 % en 1986 pour les plus riches) se traduisant par un effet « désincitatif » mais aussi par la multiplication des combines et artifices comptables mis en œuvre pour réduire le taux effectif d’imposition.
La deuxième raison fut la recherche et l’obtention rapide d’un consensus politique. Ce qui avait commencé par la réponse à une offensive électorale des démocrates, en vue des élections présidentielles de 1984, s’est finalement traduit, une fois Reagan réélu, par le plus bel exemple de coopération que les Etats-Unis aient connu depuis trente ans. Il faut bien comprendre que depuis le début des années 1980, les deux camps bataillaient dur sur le terrain des baisses d’impôts.
Les démocrates cherchaient à éliminer les exemptions perçues comme injustes et indexer les fourchettes d’imposition quand les républicains visaient le niveau excessif du taux marginal d’imposition. Les deux camps s’accordaient sur l’inefficace allocation des ressources générée par les multiples provisions du code. La combinaison d’une plus grande équité et d’une meilleure efficacité dans l’allocation des ressources devait permettre un consensus politique pour la mise en place du Tax Reform Act de 1986.
Mais le succès de cette réforme doit aussi être attribué à deux hommes : le président Ronald Reagan et le « speaker » démocrate de la Chambre des représentants Thomas O’Neill qui ont négocié discrètement, puis donné les gages d’un accord bipartisan en dépit de leur opposition politique.
La convergence des intérêts (nécessité de reformer le système fiscal et de baisser les impôts sans pour autant que les philosophies soit similaires) et le respect des institutions (accord bipartisan, recherche du compromis) ont été les clefs de la réussite du « TRA86 ».
Le dysfonctionnement des institutions suggère que l’Amérique est très loin d’un telle réforme aujourd’hui. On peut résumer la situation en quelques lignes : gouffre idéologique entre les deux partis, homogénéité croissante des vues politiques des membres de chaque parti, découpage électoral qui ne favorise pas l’alternance, influence externe néfaste, campagne électorale permanente…
Si la réforme de 1986 a été possible, c’est aussi parce qu’en 1980 les démocrates conservateurs représentaient plus du tiers du parti démocrate (contre 10 % aujourd’hui). La disparition progressive des « blue dogs » (démocrates centristes pour simplifier) illustre l’absence de passerelle entre les deux partis. En outre, s’il existe plusieurs cas dans l’histoire américaine de divisions tranchées entre républicains et démocrates, rarement le pays a combiné une telle polarisation entre les partis avec une telle homogénéité en leur sein.
Le paysage politique américain s’apparente depuis quelques années à une gigantesque prise d’otage. La polarisation idéologique explique les dysfonctionnements du Congrès :
• Marginalisation des comités qui servaient historiquement à lisser les différences entre la Chambre et le Sénat.
• Refus systématique des négociations avec de plus en plus de « holds » (blocages de nominations en hausse drastique, les républicains reprochant à Obama de mettre en place sa politique via les agences et non via le passage de lois) ou de « flibustes » (monopolisation du débat qui requiert une super majorité de 60 sénateurs pour être stoppée).
Tout cela n’est pas le fruit d’une quelconque innovation institutionnelle, mais seulement la logique des règles de contre-pouvoirs poussée à l’extrême. Les mesures d’exception sont désormais la norme. Rien n’a changé avec la réélection d’Obama. Il existe :
Un fossé majeur entre les partis politiques et un système de gouvernement qui laisse très peu de marge de manœuvre aux majorités : les règles de majorité favorisent les coalitions inter-partis et le compromis – chose que le fossé démocrates/républicains actuel ne permet pas.
La stratégie des extrêmes au sein de chaque parti se traduit par un mépris du compromis, les vues du camp d’en face étant par nature illégitimes. Les causes de cette polarisation politique sont nombreuses : la manipulation des frontières des districts électoraux autour de zones qui concentrent des populations favorables à tel ou tel parti, le « big sort » (regroupement communautaire de plus en plus marqué dans les zones d’habitation), la polarisation médiatique, le mode de financement des campagnes électorales qui accentuent les vues idéologiques et soutiennent des candidats aux extrêmités de l’échiquier politique.
Il serait vain de croire que dans un tel environnement l’Amérique puisse réitérer la prouesse de 1986. Cela est d’autant moins envisageable qu’il est désormais fort probable que les républicains gagneront aussi le Sénat lors des élections de mi-mandat en novembre 2014.
Les leçons à tirer ailleurs, et en France en particulier, sont minimes. Non parce qu’il existe un terrain d’entente en matière de réforme fiscale mais plutôt parce que le système parlementaire donne un poids et une responsabilité bien plus importants à la majorité.
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