Depuis le 1er janvier 2014, il est légal de consommer du cannabis dans le Colorado, aux États-Unis. Les premiers magasins en vendant viennent de faire leur apparition. Un paradoxe dans ce pays à la réputation conservatrice ? Réponse de Pierre Guerlain, professeur de civilisation américaine à l’Université Paris Ouest Nanterre.
L’ouverture des premiers coffee shops dans le Colorado ne signifie pas que les Etats-Unis renouent soudainement avec le côté libertaire des années 1960. Il n’y a rien là-dedans d'”anti-système” ou de subversif, mais au contraire un certain pragmatisme.
Une légalisation qui peut rapporter gros
L’aspect financier a joué un rôle très important dans l’autorisation, fin 2012, du cannabis récréatif dans deux Etats américains (le Colorado et Washington), le préalable à l’ouverture actuelle de coffee shops. On calcule déjà le nombre de milliards que cela va rapporter au fisc de ces États via les taxes.
Pour les néolibéraux du monde des affaires, qui peuvent sembler progressistes en ce qui concerne les problèmes sociétaux, l’impact de la légalisation du cannabis n’est pas si important, puisque cela ne touche pas aux structures de pouvoir. Par contre, elle représente une nouvelle source de revenus. On peut dresser ici un parallèle avec l’autorisation du mariage gay : c’est une évolution sociétale qui officialise un fait existant, en ayant l’avantage d’ouvrir de nouveaux marchés (salon du mariage, publicités ciblées, etc).
Les États-Unis, où les réactionnaires sont puissants, ne comptent pas vraiment de “conservateurs” au sens européen du terme hérité de Burke, c’est-à-dire de personnes qui voudraient que la société soit à l’image de ce qu’elle était avant la révolution française. Même le monde des affaires n’est pas en faveur d’une inertie du système.
Certes, il y a la droite religieuse américaine, mais elle n’a pas énormément de pouvoir véritable en dehors du Sud. Par contre, les néolibéraux des deux partis en ont beaucoup. Et que constate-t-on ? Ceux-ci sont conservateurs, c’est à dire réactionnaires, sur le plan économique, mais pas sur le plan sociétal.
Ainsi, une des figures phares, Jeff Bezos, le patron d’Amazon, mène une politique terrible dans ses entreprises (on connaît les conditions de travail calamiteuses des salariés d’Amazon) mais il s’est prononcé en faveur du mariage gay. Exploitation des travailleurs, tyrannie dans l’entreprise et penchant libertaire pour les phénomènes sociétaux : c’est la marque de fabrique de ceux que l’on appelle les “libertariens” aux États-Unis (des libéraux-libertaires pro-capitalistes).
Couper l’herbe sous le pied des cartels
L’autre facteur qui a pesé dans la légalisation du cannabis, c’est la perte de pouvoir des cartels qu’elle entraîne. Autrefois ces derniers détenaient le monopole de ce produit ; désormais c’est l’État qui le contrôle. Cela coupe l’herbe sous le pied des mafias et gangs.
D’ailleurs, le Mexique réfléchit à la légalisation de la marijuana avec cet objectif précis en tête.
Enfin, on peut noter que la légalisation à usage récréatif s’inscrit dans l’histoire récente américaine, puisque l’usage médical du cannabis était déjà en vigueur dans certains États.
Cannabis et peine de mort, des schémas semblables
L’ouverture de ces premiers coffee shops américains marque donc une victoire des progressistes et des néolibéraux qui, pour des raisons différentes, ont convergé vers une même disposition.
L’aspiration sociale de ceux qui voulaient la légalisation du cannabis a recoupé la volonté de lutter contre la criminalité et de trouver une nouvelle source de revenus. D’autre part, dans un second temps, le cannabis posera les mêmes problèmes que le tabac en termes de santé publique et pour les gérer, on instaurera certainement une nouvelle taxe. Les États dont les finances sont dans le rouge voient là une façon de réduire leurs déficits.
On remarque cette même convergence avec la peine de mort. Le nombre de prisonniers exécutés a drastiquement diminué ces derniers temps. On peut en faire une lecture progressiste (la peine de mort n’est pas éthique), on peut aussi souligner que les exécutions et le trop grand nombre de détenus dans les prisons américaines coûtent cher.
Ainsi, certaines évolutions souhaitables sont plus le fruit d’un calcul économique plutôt que d’une prise de conscience éthique. Évidemment, quelles qu’en soient les raisons, on ne peut que se réjouir qu’il y ait moins de condamnations à mort et moins d’exécutions. La loi sur le cannabis va aussi vider les prisons de tous ceux qui y croupissent à cause des lois hyper-répressives sur la drogue. La légalisation partielle de la marijuana est donc un phénomène complexe qui est emblématique du “capitalisme cool”.
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