Personne n’était mieux qualifié que Ben Bernanke pour piloter la banque centrale des Etats-Unis dans la crise. Son action salvatrice pourrait cependant peser lourdement sur l’avenir.
Une chance infinie, un risque inconnu. En quittant son bureau cossu de l’Eccles Building où est installée la Réserve fédérale des Etats-Unis, Ben Bernanke laisse un double héritage au terme d’un double mandat. Jamais dans l’histoire économique et financière, un homme n’a joué un rôle aussi crucial pour éviter la chute dans le gouffre. Jamais non plus un homme n’a laissé un tel passif. D’une certaine manière, son legs ressemble à celui de son prédécesseur Alan Green-span… mais à la puissance dix.
D’abord, « the right man in the right place at the right time ». La bonne personne au bon endroit et au bon moment. Cette expression semblait faite pour Greenspan. Nommé président de la Fed en août 1987, il demande à ses équipes dès son arrivée d’explorer le scénario d’un krach boursier. Le 19 octobre, la Bourse de Wall Street s’effondre de 23 %. Greenspan ouvre en grand le robinet à oxygène pour éviter l’étouffement financier. Le krach ne laisse aucune trace sur une économie américaine en progrès de 4 % en 1988.
Mais Ben Bernanke était bien plus préparé à vivre l’inimaginable. Il avait passé toute sa vie de chercheur à travailler sur les grandes crises financières. Ce professeur d’économie, diplômé de Stanford avant d’être titularisé à Princeton, a passé deux décennies à étudier la politique de la Fed après le krach de 1929 et une décennie à analyser celle du Japon après le krach de 1989. Il sait qu’il faut alors mener des actions avec force, vitesse et créativité. En novembre 2002, il le dit dans un discours : « Deflation : Making Sure “It” Doesn’t Happen Here » (« Déflation : s’assurer que “ça” n’arrive plus ici »). Il vient alors d’arriver à la Fed comme gouverneur. Début 2006, quand il devient président, il en connaît parfaitement les rouages. Personne n’était plus qualifié que lui pour piloter la banque centrale américaine dans la plus folle des tempêtes financières.
Dès que la banque Lehman Brothers fait faillite le 15 septembre 2008, Bernanke monte au front. Le 16, la Fed prête 85 milliards de dollars au gouvernement américain pour sauver l’assureur AIG. Elle ouvre le robinet à liquidités pour les banques. Trois semaines plus tard, elle baisse son taux d’intérêt directeur de 2 % à 1,5 % (elle le réduira à 0 % en décembre) et achète des billets de trésorerie d’entreprise. Elle pilote à marche forcée la restructuration du paysage bancaire. Le lexique de la banque centrale s’enrichit de nouveaux termes qui reflètent l’audace de ses dirigeants dans une politique devenue « non conventionnelle » : ZIRP, QE, Twist… La Fed achète des actions, des obligations privées et même publiques. Imprimer des billets pour financer l’Etat ! C’est le tabou ultime des banques centrales. Dans la zone euro, c’est d’ailleurs interdit. Avec son expertise, Bernanke parvint à convaincre le comité qui pilote la politique monétaire.
L’essentiel de son programme esquissé en 2002 pour que « ça » n’arrive plus finit par être mis en oeuvre, à l’exception de deux mesures : une dévaluation du dollar de 40 % et le fameux largage de billets par hélicoptère proposé naguère par l’économiste Milton Friedman, qui valut à Bernanke le surnom d’« Helicopter Ben ». Et « ça » n’arrive pas. L’activité redémarre dès l’été 2009. Les prix repartent à la hausse en fin d’année. Le chômage finit par redescendre au-dessous de 7 % après avoir culminé à 10 %, contre plus de 20 % lors de la Grande Dépression des années 1930. Ben le non conventionnel a réussi à déjouer la crise convenue. Et juste en fin de mandat, il a enlevé la première tuile du toit couvrant son édifice exceptionnel de mesures.
La nomination de Bernanke à la tête de la Fed restera peut-être dans l’histoire comme la meilleure décision de George W. Bush. D’autant plus… qu’il a survécu. Les Etats-Unis n’avaient pas eu cette chance dans les années 1920. L’homme fort de la Fed à cette époque s’appelait Benjamin Strong, président de la Réserve fédérale de New York. L’un des architectes de la banque centrale créée une décennie plus tôt, il était très soucieux de la liquidité des banques et de la stabilité des prix. Mais la tuberculose l’emporte en 1928. Le pouvoir monétaire bascule à Washington, où les dirigeants de la Fed n’ont alors aucune connaissance des marchés et des banques. Après avoir ouvert le robinet à liquidités suite au krach de 1929, ils l’ont refermé pour lutter contre la spéculation puis retenir l’or aux Etats-Unis, provoquant une crise terrible.
Mais l’action exceptionnelle de Bernanke laisse également un passif sans précédent. Avant lui, Alan Greenspan avait certes laissé lui aussi un problème majeur. En abaissant fortement les taux d’intérêt pour lutter contre les dégâts causés par l’explosion de la bulle Internet en 2000, il avait lancé le gonflement de la bulle suivante, sur l’immobilier et les banques. Mais Bernanke ne s’est pas contenté de baisser les taux. La Fed détient plus de 3.800 milliards d’actifs financiers. L’économie américaine, qui a connu une crise de surendettement, repart grâce à un redémarrage de l’endettement. Plusieurs indicateurs pointent une bulle des actions. Personne ne peut dire sérieusement ce qui se passera quand la Fed vendra ses actifs. Ou si l’activité pourra résister à des taux d’intérêt plus élevés. En luttant contre la crise avec des outils nouveaux, Ben Bernanke a créé les conditions d’une nouvelle bulle qui risque d’éclater tôt ou tard. Comme Alan Greenspan, il a joué les apprentis sorciers, avec cependant deux différences majeures. D’abord, il a mis en oeuvre des moyens beaucoup plus puissants, prenant le risque de causer des déséquilibres bien plus grands. Ensuite, Greenspan agissait par idéologie. Il était convaincu que les marchés parviendraient à l’équilibre. Bernanke, au contraire, a agi par pragmatisme, pour éviter le pire. En cas de nouvelle explosion, il n’est pas sûr que l’Histoire lui accorde son pardon.
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