Est-ce la fin du rêve américain ?
31 MARS 2014 À 18:06
L’AUTEUR
IOANA MARINESCU PROFESSEURE D’ÉCONOMIE À LA HARRIS SCHOOL OF PUBLIC POLICY DE L’UNIVERSITÉ DE CHICAGO.
professeure d’économie à la Harris School of Public Policy de l’université de Chicago.
La prospérité pour tous les Américains n’est plus à l’ordre du jour : le revenu d’une famille américaine typique a atteint son maximum en 1999 et n’a fait que baisser depuis. Dans un livre provocateur, Average is Over (qu’on pourrait traduire littéralement par «la moyenne, c’est fini»), l’économiste et blogueur Tyler Cowen prédit que la situation de l’Américain moyen va continuer à se détériorer. Pendant la crise récente, l’économie américaine a perdu beaucoup d’emplois traditionnellement occupés par la classe moyenne. Tyler Cowen explique que la classe moyenne est vouée à disparaître et que le marché du travail va continuer à se polariser. D’un côté, une minorité d’Américains va devenir de plus en plus prospère grâce à l’importance accrue du travail en tandem avec l’intelligence artificielle. Les membres de cette nouvelle élite ne sont pas forcément des experts en informatique, mais ils savent utiliser l’intelligence artificielle de manière créative et innovante pour résoudre des problèmes pratiques.
Le reste va devoir se contenter d’emplois relativement peu payés dans le domaine des services. Les mieux lotis occuperont des postes qui améliorent «l’expérience client» de la nouvelle élite et l’aident à se sentir le mieux possible. Cette tendance à la polarisation du marché du travail est un fait bien connu des économistes du travail américains. Tyler Cowen y ajoute une description prospective plus détaillée.
Dans ce nouveau monde polarisé, la capacité des individus à se motiver de manière autonome va devenir de plus en plus importante. L’information va devenir de plus en plus aisément accessible, notamment via les cours sur Internet. Ainsi, il va être plus facile à n’importe quel étudiant, talentueux et motivé, d’apprendre à travailler avec l’intelligence artificielle et accéder ainsi à la nouvelle classe supérieure. Les meilleurs étudiants des pays en voie de développement, de l’Ethiopie à la Chine, auront de plus grandes chances d’accéder à l’élite mondiale. En revanche, ceux qui ne sont pas assez motivés vont rester à la traîne et vont avoir de plus en plus de difficultés à trouver un emploi. Même dans les emplois de service moins bien payés, on demande une bonne dose de motivation pour satisfaire sans coup férir les demandes de la nouvelle élite.
Cette nouvelle situation sur le marché du travail est baptisée par Tyler Cowen d’«hyperméritocratie». En un sens, c’est le triomphe du rêve américain puisqu’il est de plus en plus facile aux individus talentueux et motivés d’accéder à l’élite. En même temps, du point de vue de l’Américain moyen, le portrait que Tyler Cowen fait de l’Amérique future ressemble plutôt à un cauchemar dystopique. En effet, sa situation va se détériorer par rapport à ce qu’ont connu les générations précédentes. Tyler Cowen prédit que l’Américain moyen ne va pas seulement être incapable d’accéder à la nouvelle élite, mais que l’Etat va le laisser tomber, avec des services publics et une couverture sociale de plus en plus limités.
Bien que les prédictions de Tyler Cowen soient assez vraisemblables, je n’y crois pas forcément, et ce pour deux raisons. D’abord, j’ai relevé plusieurs erreurs dans le livre dans mon domaine d’expertise, l’économie du travail. J’ai par conséquent moins confiance dans les prédictions de l’auteur : s’il commet des erreurs dans mon champ, qu’est-ce qui me laisse penser qu’il n’en commet pas d’autres ailleurs ? La seconde raison est l’orientation politique droitière de l’auteur, qu’il admet d’ailleurs. Cette orientation conduit Tyler Cowen à décrire le retrait de l’Etat comme inévitable. En particulier, il pense que les impôts ne peuvent augmenter à des niveaux «confiscatoires» afin de maintenir les services publics. Mais cette description est politiquement orientée car les impôts sur le revenu ont beaucoup baissé aux Etats-Unis par rapport aux Trente Glorieuses. Il devrait donc y avoir une marge de manœuvre pour les augmenter.
Tyler Cowen se moque gentiment des gens de gauche qui pensent que les inégalités vont mener à la révolution. D’après lui, une société vieillissante, qui est aux premiers rangs de l’économie mondiale, est peu propice aux révolutions. Il me semble que cette spéculation ignore d’importants exemples historiques, et notamment celui de la France, qui a connu beaucoup de révolutions alors même qu’elle se trouvait parmi les grandes puissances de ce monde. Il serait d’ailleurs intéressant de se demander dans quelle mesure les prédictions dystopiques de Tyler Cowen s’appliquent à la société française.
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