De la Syrie à Gaza en passant par l’Ukraine ou l’Irak, deux dilemmes classiques agitent la communauté internationale et font hésiter les politiques étrangères. Le premier porte sur la compatibilité entre les intérêts et les principes : faut-il agir dans une situation où la morale l’exige, mais dans laquelle le coût prévisible de l’action risque d’être trop élevé pour l’intérêt national réel ? Le second porte sur les moyens à mettre en œuvre pour faire triompher ses intérêts : l’usage de la force est-il toujours le meilleur moyen de s’imposer, ou bien cet instrument est-il devenu, dans le monde globalisé des années 2010, hautement contre-productif ?
Face à ces deux questions, l’approche conservatrice, qui maintient sa croyance en la puissance dure au service de l’intérêt des Etats dans un monde régi par la confrontation, répond par l’interventionnisme militaire comme démonstration de puissance et de crédibilité à destination des alliés comme des adversaires. Une approche plus moderne et libérale mise davantage sur l’effet contraignant d’un système global, où la coopération et les intérêts partagés en bonne intelligence par la société mondiale forment un carcan normatif auxquels tous les acteurs devront bien finir par se plier.
« RAJOUTER LA GUERRE À LA GUERRE »
Dans la première perspective, l’intervention est presque toujours la solution. Dans la seconde, elle ne fait que « rajouter la guerre à la guerre », pour reprendre une rhétorique mitterrandienne. Vieille question de théorie des relations internationales, à ceci près que le défenseur le plus audacieux de la seconde approche est aujourd’hui le président des Etats-Unis, que cette posture lui vaut d’être cloué au pilori, et que le résultat de son pari pourrait réserver des surprises.
Fallait-il intervenir en Syrie contre le régime de Bashar Al-Assad en 2013 ou même avant ? Faut-il une riposte massive à la politique russe en Ukraine, y compris si celle-ci doit intégrer la possibilité d’un volet militaire ? Faut-il un réengagement militaire massif en Irak pour arrêter le « calife » Abou Bakr Al-Baghdadi ? A ces trois questions, Barack Obama répond non, au nom d’une conviction exprimée à plusieurs reprises selon laquelle l’action militaire n’est plus la solution aux crises du monde actuel.
Ce non fut tardif et brutal en Syrie, immédiat en Ukraine, plus difficile à maintenir en Irak : procédant finalement à des frappes conte l’Etat islamique depuis le 7 août, Washington souligne systématiquement néanmoins que ces frappes sont destinées à protéger des Américains, qu’elles ont par ailleurs des raisons humanitaires et que les Etats-Unis ne peuvent résoudre tous les problèmes du monde en y intervenant chaque fois.
CONTORSIONS D’UNE COMMUNICATION HÉSITANTE
Cette posture, brouillée par les contorsions d’une communication parfois hésitante et des revirements, comporte au moins trois défauts.
D’abord, elle passe dans le débat américain pour un aveu de faiblesse, et contribue à la « cartérisation » du président par un Parti républicain prompt à l’accuser d’avoir perdu le Moyen-Orient, la Crimée, l’Asie, et à peu près tout le reste.
Ensuite, elle inquiète et mécontente certains alliés de Washington, qui se mettent à douter de la crédibilité de la garantie américaine en cas de problème pour eux-mêmes ou considèrent les réflexions trop subtiles de M. Obama comme l’annonce d’autant de trahisons pures et simples.
Elle a enfin le tort d’être minoritaire dans un monde où le fait accompli semble demeurer une valeur sûre, où la course aux armements reste de mise, où la détermination affichée des alliances continue de payer, et où le désengagement coûte cher.
Pour autant, le pari de M. Obama est loin d’être stupide. En premier lieu parce que le bilan récent de l’usage international de la force est désastreux. Les Etats-Unis le savent mieux que quiconque après les expériences irakienne et afghane.
Israël, qui continue de miser sur l’intervention armée, n’est ressorti ni réellement victorieux, ni plus sécurisé, ni renforcé de ses opérations au Liban en 2006, à Gaza en 2008-2009, et ne fera sans doute pas mieux au sortir de la crise de l’été. Le coût politique de l’opération de Crimée et de la situation dans l’est ukrainien, pour la Russie de Vladimir Poutine, pourrait s’avérer très lourd.
Les démonstrations réussies de l’outil militaire, dans les temps récents, sont à vrai dire plutôt rares et obéissent à quelques règles difficiles à réunir : elles doivent être pointues, proportionnées, limitées dans le temps, légitimées par les Nations unies, et en mesure de passer le relais à l’action multilatérale : à ce titre l’opération française « Serval » au Mali fait figure de cas d’école, mais ne sera pas reproductible tous les jours, et encore moins par n’importe quelle puissance.
Surtout, le monde ne répond plus aux règles d’un jeu à somme nulle où ce qui était gagné par un joueur était perdu pour ses adversaires. A M. Poutine qui veut démontrer la supériorité du fait accompli en prenant la Crimée, M. Obama répond : « Nous vous isolerons », excluant d’emblée une surenchère militaire et jouant le long terme.
LA CARTE DE LA PUISSANCE STRUCTURELLE CONTRE LA PUISSANCE BRUTE
Plutôt que d’opter pour la démonstration de force – bien incertaine – le pari du président américain est autre, consistant à prouver que nul ne peut se permettre le coût politique ni économique de ce type de comportement dans le monde de 2014. Il joue ainsi la carte de la puissance structurelle contre la puissance brute, et oppose à l’usage de la force la contrainte de règles internationales protéiformes, qui se jouent sur des terrains aussi variés que la sécurité, le commerce, l’investissement, l’image…
Barack Obama a probablement raison de croire que la prudence et l’évitement des erreurs sont bien une politique étrangère en soi, là ou d’autres veulent improviser des grands desseins au mépris des complexités du terrain.
Pour que sa politique paye, il faudra d’abord au président américain quelques résultats visibles obtenus par une politique de soft power (non violente) et de pression progressive : une désescalade en Ukraine et un assouplissement de la position russe à mesure que les sanctions contre Moscou se renforceront, seraient pour lui salvateurs.
Il devra ensuite compenser les mécontentements de certains alliés exigeants par le renforcement de nouvelles structures de solidarité autour de la garantie de sécurité américaine, notamment en Europe et en Asie.
Il faudrait enfin (Irak et Afghanistan), qu’un usage parcimonieux et maîtrisé de la force et de la présence militaire, couplé à la mise et œuvre de nouveaux pactes politiques initiés par les Etats-Unis, se montre rapidement productif, par comparaison avec le « tout militaire » de l’absurde « chaos créateur » des néoconservateurs dans les années 2000. Alors seulement, la démonstration sera faite que le hard power (usage de la force) à l’état pur n’est plus de mise, et que le système de l’après-guerre froide, jusque-là introuvable, entrerait enfin dans sa phase de consolidation.
Dans le cas inverse, le bilan de l’action de Barack Obama suscitera d’abord un redoutable retour de balancier aux Etats-Unis, puis le triomphe de la politique de la force ailleurs. Et les règles brutales classiques des relations internationales reprendront leurs droits.
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