Laisse tes mains bien en vue
(FERGUSON, Missouri) Quand je suis entré dans le salon de beauté Nail Trap, tout le monde a deviné que j’étais journaliste. Nous étions au moins 2000 à Ferguson, la semaine dernière. J’imagine qu’on se ressemble tous, parce que quelqu’un a hélé le proprio en me montrant du menton.
«Steve !»
Steve était dans le fond du commerce, occupé à limer les ongles de Demetria, 25 ans. Je me suis approché de Steve, jeune Asiatique de 23 ans assez peu jasant. CNN passait sur l’écran géant.
Les deux Blacks étaient venues confier leurs ongles aux mains expertes de Steve. Pesh, 32 ans, avait un ongle cassé, celui de l’index droit. Elle porte ses ongles très longs, on dirait des griffes, mais, avouons-le, de fort jolies griffes turquoise…
– Ce qui va se passer dans un mois ? Ce sera revenu à la normale.
– Et c’est une bonne chose, Pesh ?
– Mais non ! Pas du tout. Il faut que ça change ! La police n’a pas le droit de tuer les gens comme ça…
Demetria s’est levée, s’est retournée vers nous : «Ce ne sera pas beau ici bientôt. Il va s’en sortir.»
«Il», c’est Darren Wilson, le policier qui a tué Michael Brown. Demetria n’a pas eu besoin de le préciser.
«Oh non, il va aller en prison, a rétorqué Pesh. La planète parle de lui, ça dépasse les frontières de Ferguson…»
Pour faire jaser Steve, Demetria et Pesh, j’ai pris le grand angle : le racisme institutionnel, le premier-président-noir-qu’est-ce-que-ç’a-changé-au-fond, l’héritage de l’esclavage. Un peu plus, et je leur citais Maya Angelou…
Arrête avec tes grands concepts, ai-je pu lire dans leurs yeux. Ben oui, les Noirs vivent du racisme aux États-Unis. Bravo, étranger !
Non, au-delà des grands concepts, ce qui les vexe viscéralement, dans l’immédiat, c’est la police. Ou, comme disent les Noirs comme Pesh et Demetria, The po-olice, en étirant le o.
«Le problème, m’a dit Pesh, c’est que les flics ont des quotas de billets de contravention à remplir, comme dans la plupart des petites municipalités autour d’ici…»
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Pour expliquer une partie de la relation hyper-conflictuelle entre les corps de police américains et les citoyens, permettez-moi un détour rempli de chiffres.
Ferguson compte 21 203 habitants (67 % sont Noirs). On y compte 8192 adresses municipales. C’est Varennes, grosso modo.
Quelle est la deuxième source de revenus en importance, à Ferguson ?
Les billets de contravention aux règlements municipaux et routiers. On parle de 2 635 400 $ en 2013.
Donc, 2 635 400 $ en tickets donnés par les 53 flics de Ferguson. C’est 321 $ en moyenne par adresse.
Et si tu ne paies pas un ticket, la cour émet un warrant, un mandat d’arrestation. Et au prochain feu rouge grillé, à la prochaine gomme crachée par terre, bang, on te passe les menottes. La Cour municipale de Ferguson a lancé, en 2013, pas moins de 24 532 warrants : trois par adresse.
Vous me suivez toujours ?
J’ai l’air de parler de budgets municipaux. Pas du tout. Je parle d’une brutalité policière qui se cache derrière le vernis de la loi. Je parle d’une guerre contre les pauvres dans des centaines de villes et de comtés aux États-Unis, qui poussent leurs policiers à multiplier les constats d’infraction pour se financer. Et, parfois, pour financer la police elle-même. Pour l’American Civil Liberties Union (ACLU), c’est carrément une guerre contre les pauvres.
Tu paies pas une contravention, t’as pas d’argent. Six mois plus tard, quand un policier t’intercepte pour une infraction, il constate que tu es recherché sur mandat, parce que tu n’as pas payé ta contravention. Pas le choix, il te conduit à la prison du comté. Tu y croupis parfois quatre, cinq jours parce que la Cour municipale ne siège pas toujours. Tu perds ta job. Essaie de payer tes tickets, après…
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C’est la spirale qui envoie chaque année des milliers d’Américains en prison. Parce qu’ils sont trop pauvres pour payer des contraventions données, bien souvent, pour des broutilles.
L’organisme ArchCity Defenders de Saint-Louis a fait une étude sur la persécution des pauvres par le petit goulag composé par ces cours municipales de la région, qui vous emprisonnent parce que vous ne pouvez pas payer un constat d’infraction. Théoriquement, la pratique est anticonstitutionnelle depuis le XIXe siècle. En pratique, la chose est encore courante, grâce à toutes sortes d’entourloupettes et d’interprétations des juges.
À Ferguson, 86 % des citoyens interceptés par les flics sont Noirs (alors qu’ils composent 67 % de la population). Les Blancs (29 % de la population) font l’objet de 12 % des interceptions routières.
Les Noirs sont deux fois plus susceptibles d’être fouillés que les Blancs, note le rapport d’ArchCity Defenders. Et deux fois plus susceptibles d’être arrêtés. «Pourtant, des matières illicites sont trouvées sur les Noirs 21,7 % du temps, alors que c’est 34 % dans le cas des Blancs…»
L’ignominie est largement dénoncée par des organisations de défense des droits et libertés, comme l’ACLU. Elle touche les Noirs de façon disproportionnée (35 % de la population carcérale, alors qu’ils forment 13 % de la population).
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Ce long détour plein de chiffres, c’était pour vous expliquer que c’est souvent la peur au ventre que bien des gens croisent des policiers aux États-Unis. Ce peut être le début d’une spirale terrible qui vous aspire dans l’indigence.
Ça n’explique pas tout. Ça n’explique peut-être pas l’affaire Michael Brown. Mais ça explique un certain climat d’affrontement et de suspicion.
C’est sans compter le fait que les policiers ont souvent la gâchette facile. On peut mettre cela sur le compte du racisme ou de l’incompétence. Mais il faut rappeler que 300 millions d’armes sont en circulation dans ce pays, champion incontesté des meurtres par arme à feu dans le monde industrialisé. Et de loin.
Ça peut rendre un flic nerveux.
***
Pesh habite Ballwin, à 40 minutes d’ici. Elle m’explique qu’à Ballwin, ce n’est pas comme à Ferguson. Les flics sont polis, courtois.
– Pourquoi ?
– Parce qu’à Ballwin, si les flics harcèlent les gens, eh bien, les gens poursuivent en justice, les gens se plaignent…
C’est alors que Demetria est intervenue bruyamment dans notre conversation : «Et quand ils se plaignent, on les écoute !»
Ballwin, Missouri : 30 443 personnes. Budget : 17 millions. Revenus provenant des amendes : 950 000 $. Des pinottes. Un bled à l’aise : revenu familial annuel médian de 80 000 $. Il est de 36 000 $ à Ferguson…
Ballwin compte 415 Noirs, dont Pesh.
Ballwin est à 89 % blanche.
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Pesh a un fils de 14 ans. Comme beaucoup de mères afro-américaines, elle a une peur terrible de ce qui pourrait arriver, s’il croise le chemin de la police.
«Pour la police, l’ennemi, c’est nous. Enfin, les jeunes hommes noirs. Ils ont peur des Noirs. C’est pourquoi la police abat des Noirs de façon disproportionnée…»
Quand Pesh m’a dit ça, j’ai eu un flash. Une chanson où il est question d’une mère qui supplie son ado de rester poli si jamais il est interpellé par un policier…
Mais quelle chanson, bon sang ? Je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus… J’ai noté dans mon calepin : Chanson ? pendant que Pesh poursuivait :
«J’ai dit à mon fils que s’il croise un policier, il doit faire attention à ce qu’il fait, à ce qu’il dit. Surtout, ne pas être baveux. Se taire, ne rien faire. Et ne pas se mettre à chercher quelque chose dans ses poches : “Tu es mort si tu fais ça”, que je lui ai dit…»
Il n’existe pas de statistiques fiables sur le phénomène des Noirs abattus par la police. Des chiffres ont circulé, la semaine dernière : de 2005 à 2012, c’est deux Noirs par semaine qui auraient été abattus par des policiers américains. Mais les services de police ne sont pas tenus de rapporter ces décès au FBI, qui compile les données par-dessus la jambe…
J’ai laissé Pesh à son ongle brisé. Je suis retourné noircir mon calepin dans les rues de Ferguson. Ce soir-là, à l’hôtel, le nom de la chanson m’est revenu. Bruce Springsteen, American Skin (41 shots)…
Si un officier t’arrête, promets-moi que tu vas rester poli
Et que tu ne vas pas essayer de te sauver
Promets à maman que tu vas laisser tes mains bien en vue…
Springsteen a été inspiré par la mort d’Amadou Diallo, New-Yorkais de 23 ans abattu de 41 balles par quatre policiers, en 1999.
Diallo n’était pas armé. Il n’avait rien à voir avec l’homme recherché par la police. Il était Noir.
You can get killed just for living in… You can get killed just for living in… Tu peux te faire tuer juste parce que tu vis dans ta peau américaine
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